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Mediapart
Fermeture de la chaire de Gilles Kepel : le faux procès en « wokisme »
#GillesKepel
Article mis en ligne le 21 décembre 2024
dernière modification le 17 décembre 2024

L’islamologue a-t-il été victime de la « religion woke » à l’université, comme il le clame depuis un an ? Les documents que s’est procurés Mediapart montrent que les raisons de la suppression de sa chaire à l’ENS en 2023 sont bien différentes : un bilan scientifique quasi nul pour un coût exorbitant.

Depuis la chute de Bachar al-Assad en Syrie, Gilles Kepel a fait – comme à chaque événement majeur au Proche-Orient, ou après tout attentat islamiste, c’est selon – une réapparition médiatique massive. BFMTV, France 5, France Inter, Le Figaro… Le spécialiste du monde arabe contemporain, récemment retraité, a été invité partout à délivrer ses analyses.

Une réapparition au goût de revanche pour celui qui s’est dit chassé de sa chaire à l’École normale supérieure (ENS) l’an dernier et se dit victime du « wokisme »… « Depuis plusieurs années, je suis confronté à la déferlante de la religion woke à l’université. C’est au nom de cette idéologie que je suis poussé dehors », expliquait-il en 2023 au Journal du dimanche de Vincent Bolloré (...)

Pendant des mois, ce spécialiste de l’islam et du Proche-Orient a couru radios et plateaux de télévision pour s’indigner de son « excommunication », au nom de cette nouvelle « religion » progressiste qui ne serait rien d’autre qu’une « une bouillie bien-pensante ».

Les documents internes du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche que s’est procurés Mediapart (voir la boîte noire), donnent pourtant une tout autre explication à la fermeture de la « chaire Kepel », en décembre 2023.

Créée en février 2016 sous la houlette de l’ENS de la rue d’Ulm et de l’université Paris Sciences et Lettres (PSL) pour une durée initiale de trois ans, la chaire avait pour objet de « restructurer » le champ des études sur le Moyen-Orient et de « créer des synergies » avec divers établissements de recherche en France comme à l’international.
Peu d’étudiants, pas de publications

Concrètement, l’activité de la chaire se composait d’un volet recherche avec l’animation d’un séminaire mensuel intitulé « Violence et dogme » et d’un volet enseignement avec un parcours de master baptisé « Moyen-Orient Méditerranée ».

Conçue pour faire rayonner la recherche française sur un sujet défini comme prioritaire par le gouvernement Valls, au lendemain des attentats islamistes de Paris, la chaire n’a pourtant connu, selon les documents que nous avons pu consulter, qu’une très faible activité. Et ce, pour un coût exorbitant.

Lorsque, au début de l’année 2021, Gilles Kepel adresse directement à Matignon une demande de financement supplémentaire – une pratique plus qu’inhabituelle dans l’enseignement supérieur –, celui-ci la transmet au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR), et une note en forme d’audit de la chaire est alors produite. (...)

Son bilan est accablant. Sur la partie « formation » de la chaire, le MESR décrit des moyens « déjà conséquents pour très peu d’étudiants ». Au bout de cinq ans d’existence, le master n’accueille ainsi que onze étudiants en M1 et neuf en M2. C’est « extrêmement peu, surtout si on compare aux masters d’autres établissements (Sciences Po par exemple), alors que le nombre de candidats annoncé est de 90. En revanche, le coût est extrêmement élevé (plus de 1 100 heures sur les deux années) ».

La demande de créer un poste supplémentaire, adressée par Gilles Kepel à Matignon, est écartée par les services du ministère qui mentionnent l’étonnante absence de mutualisation au sein de l’ENS. (...)

La note du MESR relève avec étonnement que le professeur agrégé chargé des cours de langues et civilisation « n’a assuré que 36 h ETD , au lieu des 384 h ETD » l’année précédente. Pas vraiment de quoi demander des renforts.

Sur le volet recherche, la chaire a « un bilan maigre », pointe la note. Elle souligne ainsi qu’« aucune publication scientifique associée directement à la Chaire n’est parue » au cours de ces cinq années. (...)

Pour ce qui est du rayonnement et des « synergies » à l’international, là encore, on est loin des objectifs. « Aucune manifestation scientifique internationale n’a été organisée par la Chaire depuis 2016, constate le document de quatre pages. La chaire n’a pas permis de créer de réseaux internationaux dynamiques et structurés. La politique d’invitation est très limitée, malgré les ressources pléthoriques existant à l’ENS. »

Une faible activité visible, selon ce document, par l’échec à décrocher des financements par projets, devenu de plus en plus importants ces dernières années. (...)

Tout en soulignant qu’il est « impératif de maintenir vivante l’école de pensée portée par Gilles Kepel », qui s’incarne dans le parcours de ceux qu’il a formés, comme Hugo Micheron, la note suggère donc d’arrêter les frais. La chaire coûte en effet 548 000 euros par an, s’émeuvent les services du ministère, dont 140 000 euros de salaires pour Gilles Kepel et 45 750 euros de frais de gestion.

Sans doute parce que le cas Kepel est politiquement sensible – le chercheur est alors ardemment soutenu par Emmanuel Macron et Jean Castex –, les services du ministère préconisent une extinction, en douceur, en proposant de « maintenir la chaire jusqu’à la retraite de Gilles Kepel en faisant passer les demandes budgétaires par les voies classiques de la demande de moyens ». Fini, les demandes dérogatoires au premier ministre ou au président de la République, qui indignent dans un milieu de la recherche et de l’enseignement supérieur notoirement paupérisé. (...)

La fermeture de la chaire en décembre 2023 a été effectivement concomitante de la retraite de Gilles Kepel, comme nous l’a confirmé l’ENS, et comme l’avait déjà raconté une enquête d’« Arrêt sur images ». (...)

Une « mise à la porte » toute relative, donc…

Interrogé sur le bilan sévère des services du ministère concernant sa chaire, Gilles Kepel dénonce auprès de Mediapart « une opération purement politique ». « Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage », assure-t-il en dénonçant un document dont il a eu vent à l’époque, réalisé sans contradictoire, et « digne des régimes staliniens ».

Il ne conteste néanmoins aucun des chiffres avancés. (...)

À entendre Gilles Kepel, s’il n’a pas obtenu de financements européens pour son projet d’ERC (Conseil européen de la recherche) avec son collègue Bernard Rougier, c’est à nouveau pour des raisons politiques. Les deux hommes proposaient de travailler aux évolutions des régimes autoritaires au sud de l’Europe, en lien avec la question migratoire et la question du terrorisme. (...)

Un complot de plus sans doute.