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Farida Khelfa : Le puzzle existentiel (Une enfance française)
#immigration
Article mis en ligne le 25 juillet 2025
dernière modification le 22 juillet 2025

« L’héritage des déplacés pèse lourd. (…) Le long chemin de l’immigration est un lourd héritage, j’ai dû m’inventer contre eux, contre tous ceux présents sur ma photo de famille »

Le livre de poche vient d’éditer, en mars 2025, le récit de Farida Khelfa (Albin Michel, 2024), connue tout autrement que par l’écriture, Une enfance française. En naviguant sur la toile, je découvre que tout le monde la connaît… sauf moi ! Je découvre… « Grande figure de la mode, Farida Khelfa est aussi réalisatrice et productrice de films ». Dans sa notice Wikipédia je lis : « elle est, à l’époque, le premier mannequin " beur" qui soit aussi exposé médiatiquement. (...)

Ce monde du bling bling n’est pas celui qui me sollicite, faisant mienne cette définition de l’usage familier du mot : « De style ostentatoire et clinquant, avec des objets coûteux et voyants ». (...)

Et pourtant… elle écrit ! Ai-je vraiment envie de lire cette autrice venant d’un monde dont j’ignore tout et tellement étranger à mes préoccupations ? La photo de couverture m’interpelle et je la retrouve dans son entièreté : (...)

Présentée ainsi : « Deux ans après les marches des libertés, aussi appelées la " marche des beurs" par les médias. Une image juste pop, ni "communautaire" ni exotique, juste une jeune femme française forte, belle et bien dans son époque ». J’ai beaucoup lu sur « la marche des beurs » mais pas avec ce type d’illustration. Pourtant, ce qui m’incite à persévérer dans ma lecture est l’exergue, inattendue… citation de Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon, inattendue car Fanon est tout… sauf bling bling ! :

« Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement.

Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères.

Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire.

Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée ».

Ces paroles fortes prises dans la conclusion du premier essai de Frantz Fanon ne sont pas là par hasard. Je dois continuer ma lecture, grâce à cette connivence dans laquelle l’autrice m’installe. Très vite une autre connivence surgit, glissée dans la 4ème de couverture, « immigrés algériens » : elle est en décalage avec le titre choisi, « une enfance française ». Cette fois, je suis en terrain plus familier et plus à même de m’embarquer dans la lecture.

On entre dans ce récit en suivant une succession de fragments qui sont à la fois autonomes et reliés entre eux. Le titre a dirigé la thématique privilégiée, l’enfance en France d’une petite fille d’origine algérienne, membre d’une fratrie nombreuse, violentée par un couple parental toxique : père alcoolique et violent, mère non-aimante et brutale à forts problèmes psychiatriques. En réalité, l’enfance déborde dans l’adolescence et même dans l’entrée dans l’âge adulte lorsque la narratrice s’enfuit de Lyon pour arriver à Paris à 17 ans. Elle est à la fois solidaire de sa fratrie et distante car l’essentiel de ce qu’ont transmis les parents est « le silence en héritage ».

Si la lecture de Fanon ne permet pas le pardon, elle permet néanmoins de mieux saisir l’aliénation qu’induisent la situation coloniale et l’enkystement de la violence au cœur du sujet colonisé : « la violence paternelle décuplée par l’arrêt de l’alcool révéla la schizophrénie. Je n’ai jamais su si cette folie était due à l’atavisme familial ou à la colonisation qui a déshumanisé nos pères ».

La lecture de Fanon lui montre également « que l’on pouvait parler juste en étant issu de minorités » : « Fanon, lui, n’avait pas honte, il allait au plus proche de la vérité et des démons coloniaux, alors que d’autres se contentaient d’effleurer le sujet en se posant en victimes éternelles des méchants colons ». Elle peut donc, elle aussi, parler juste.

Ne se contentant pas de se remémorer la lecture de Fanon et ce qu’elle a provoqué de compréhension de sa situation personnelle et de celle des siens, elle élargit son propos à aujourd’hui sans trop y insister : « (Le travail de Fanon) résonne encore, alors que la guerre d’Algérie a laissé un trou béant d’ignorance entre les deux peuples qui continuent à se déchirer ». (...)

Lorsqu’aux deux tiers du récit, elle raconte comment elle s’est libérée de la drogue, elle reprend les mots de Fanon, sans guillemets, les faisant siens, en se les appropriant totalement : « Quelle aurait été ma vie si je n’avais pas été transportée dans cet ailleurs ? Cet autre monde dans lequel je m’achemine chaque jour et où je me crée interminablement. J’ai essayé une autre vie que celle de mes parents dévastés par la misère et l’ennui ».

L’Algérie, l’appartenance, la diversité

L’autre narration qui retient mon attention est celle du voyage en Algérie (p. 120), l’été 1972 alors qu’elle a 12 ans, organisé par l’Amicale des Algériens en Europe pour « nous les enfants d’émigrés. (…)

« je compris soudain le désarroi de mes parents, comment avait-il pu la quitter ? ». L’accueil la sort des clichés qu’elle avait acquis sur le pays : « J’étais issue d’une multitude d’ethnies, ça me réchauffa le cœur de savoir toutes ces cultures en moi, j’étais riche de tous ces héritages ». (...)

Elle conclut ainsi ce fragment : « je compris avec ce voyage que je n’étais ni algérienne, ni française, mais simplement une immigrée arabe, une race à part » (...)

« Je commençais à comprendre la marche du monde, mais moi-même je ne marchais pas encore, s’éloigner de ses racines ressemble à une castration, la culpabilité mêlée au sentiment d’imposture est très puissante. Je voulais une autre vie, même si je ne savais pas si je la méritais, quelque chose de différent, de grand. (…) Rastignac de banlieue dévorés tout crus. J’avais honte, tellement honte ». (...)

Elle se souvient aussi du ramadan, de la danse orientale. Elle emmène ses fils le dimanche pour manger le couscous de sa mère : « Je voulais aussi par mes visites montrer à mes fils mon indicible enfance, les tours, l’insalubrité, les garçons désœuvrés, les filles voilées. Un autre monde qu’ils ne soupçonnaient pas ».

La rencontre d’une autre famille, kabyle, est pour elle la découverte d’un autre mode de vie, moderne et émancipé : « Il y avait donc plusieurs sortes d’hommes, je commençais à comprendre que le monde ne tournait pas partout comme chez les Khelfa. Il y avait d’autres possibles des hommes doux et respectueux envers les femmes ». (...)

Une série de fragments lui permet de faire le point sur le devenir de ses frères et sœurs. Il y a celles et ceux qui s’en sortent comme la plus jeune sœur, Mazoré, le frère Kamel qui après des déboires, parvient à vivre, l’aînée Myriam, celle qui a été incestée par le père depuis l’âge de 4 ans, qui a fui et semble s’être relevée. Et puis les autres, au destin tragique : Mahmoud, mort à cinquante ans, « ainsi s’acheva la vie d’un artiste empêché, né au mauvais moment, au mauvais endroit » ; M’Hamed l’aîné, souffre-douleur du père mais qui saura faire de ses blessures une force : « il sortira malgré tout vainqueur de cette enfance dévastée » ; Houria, haïe par sa mère, « une vie de colère et de rancœur », qui décède d’un cancer ; Dalila. Ces courtes histoires de vie laissent le lecteur dans la sidération de tant de négations de l’humain. (...)