
Les États-Unis subissent une vague inédite d’interdictions de livres ciblant principalement les ouvrages destinés à la jeunesse abordant les sujets de genre, racisme, ou les questions LGBTQ+. La récente interdiction du livre pour enfants de l’actrice Julianne Moore dans les écoles du ministère de la Défense est un nouvel exemple de ce mouvement conservateur de censure qui alarme les défenseurs de la liberté d’expression.
Julianne Moore s’est dite "choquée". Alors qu’elle venait de publier son tout premier livre pour enfants, racontant l’histoire de "Freckleface Strawberry", une enfant constellée de petites taches de rousseurs, l’actrice américaine a vu son œuvre – semi-autobiographique – interdite par l’administration Trump dans les écoles gérées par le ministère de la Défense (représentant plus de 20 000 élèves sur le territoire des États-Unis). Écoles dans lesquelles l’actrice, fille de militaire, a elle-même été scolarisée.
"Je n’aurais jamais cru voir cela dans un pays où la liberté d’expression est un droit constitutionnel", a-t-elle réagi, atterrée, dimanche 16 février sur Instagram. (...)
Les interdictions de livres ont pourtant bel et bien augmenté ces dernières années aux États-Unis, coïncidant avec la montée en puissance du camp conservateur, puis le retour au pouvoir de Donald Trump. Les œuvres visées sont principalement des livres jeunesse, sensibilisant au racisme, aux inégalités de genre et à l’histoire, et dont les auteurs sont des personnes racisées, femmes ou membres de la communauté LGBTQ+. (...)
Inquiète, l’une des plus grandes organisations à but non lucratif des États-Unis dédiées à la protection de la liberté d’expression dans la littérature, PEN America, a dénoncé ce déluge d’interdictions, lui trouvant de "dangereuses" ressemblances avec "les régimes autoritaires de l’histoire." (...)
Plus de 10 000 œuvres interdites en 2023-2024 (...)
Selon l’historienne, il existe trois niveaux de censure : à l’échelle locale, dans un district scolaire qui a décidé de faire circuler une liste de livres auxquels les parents se sont opposés ; à l’échelle des États, où le gouverneur décide de bannir certains œuvres, comme l’Utah, l’Oklahoma ou encore l’Arizona ; et au niveau fédéral, où la situation est "plus compliquée, parce qu’il n’y a pas vraiment d’écoles fédérales, sauf celles dont on parle par exemple dans le cas de Julianne Moore".
Au cours de l’année scolaire 2023-2024, PEN America a recensé un total de 10 046 titres interdits, dont plus de 4 000 ont été retirés des bibliothèques scolaires. Parmi les livres les plus censurés figure "L’Œil le plus bleu" de Toni Morrison, prix Nobel de Littérature. Également retirés des étagères de certaines bibliothèques publiques ou scolaires, des classiques tels que "Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur", d’Harper Lee, "Le Meilleur des mondes", d’Aldous Huxley, "Maus", d’Art Spiegelman, ou encore " Gender Queer", de Maia Kobabe. (...)
"Nier l’existence de certaines personnes"
En ce qui concerne le livre de Julianne Moore, s’il ne traite pas de sujets explicitement politiques ou polémiques, l’administration Trump semble l’avoir ciblé dans le cadre d’une politique plus large de censure.
"Le livre parle de l’acceptation de soi, avec un message de diversité, et a dû simplement être identifié comme ayant un message progressiste", suppose Esther Cyna. "Tout ce qui tourne autour de la diversité fait désormais l’objet d’une surveillance accrue. De plus, l’héroïne est une femme, cela a donc pu être vu comme un peu féministe." (...)
La décision s’inscrit donc dans une vague plus générale de restrictions à l’encontre des livres abordant des thèmes perçus par certains mouvements conservateurs comme une forme de "propagande woke".
Par ailleurs, le fait que Julianne Moore, engagée politiquement en faveur des droits LGBTQ+ et du contrôle des armes à feu, se soit à plusieurs reprises exprimée publiquement contre les politiques et les actions de Donald Trump, pourrait ne pas avoir joué en sa faveur. (...)
Évoquant ces "lois visant à faciliter l’interdiction des livres" dans certains États, Jodi Picoult dénonçait plus largement dans sa vidéo le "Blueprint Project 2025" – une initiative menée par Heritage Foundation, groupe de réflexion conservateur américain – dont l’un des objectifs était de "faire de même au niveau national".
"Le projet 2025 – dont Trump a essayé dans un premier temps de se distancer – articule la vision ultraconservatrice et extrémiste du parti républicain", explique Esther Cyna. "On y trouve ce qui est en train de se faire aujourd’hui, c’est-à-dire un démantèlement complet de ce qu’eux appellent ’diversité, équité et inclusion’, mais qui en fait désigne les avancées du mouvement pour les droits civiques." (...)
Fin janvier, l’administration Trump a demandé au ministère de l’Éducation de mettre fin à ses enquêtes sur les interdictions de livres, les qualifiant de "canulars". Une décision qui a renforcé la colère des groupes de défense des droits et des libertés civiles.
Dans la foulée, le Bureau des droits civils du ministère a dit avoir rejeté 11 plaintes liées à des interdictions de livres et annoncé qu’il n’emploierait plus de "coordinateur des interdictions de livres" pour enquêter sur les districts scolaires locaux et les parents. Dans son communiqué de presse, celui-ci justifie ces interdictions par le fait que les districts scolaires et les parents ont "mis en place des processus de bon sens pour évaluer et supprimer les documents inappropriés à l’âge des élèves". (...)
Autant de décisions qui font craindre une absence totale de garde-fous. Mais sur ce point, Esther Cyna prône la nuance, au moins pour ce qui est de l’échelle locale. "Les parents d’élèves des districts scolaires, s’ils ne sont pas d’accord avec la censure, peuvent voter pour d’autres représentants", dit-elle, admettant que les choses sont plus compliquées au niveau des États et à l’échelle fédérale. (...)