
Hervé Allesant est enseignant référent aux usages du numérique dans l’académie d’Aix-Marseille. Dans cet entretien, il présente son parcours, son expérience d’ERUN et nous livre sa vision du numérique dans l’Ecole. « Le poison est dans la dose » dit-il, si « l’arrivée des outils numériques, qui ont un potentiel de rabattre les cartes, [elle] peut aussi amplifier ces écarts ». Il nous parle de l’aide des outils numériques dans la réussite des élèves, et c’est bien là que se niche la motivation première de ce professeur. « Tant qu’on aidera les élèves à produire, que ce soit sur un cahier, avec une tablette pour faire une photo, une vidéo, une émission de radio, ou à l’aide d’une IA pour illustrer un poème, sur un réseau social pour parler à des copains, nous serons en train de jouer notre rôle pour les aider à s’émanciper de la technique et les aider à devenir des citoyens éclairés et libres ». (...)
Vous êtes ERUN, pouvez-vous présenter votre fonction ?
ERUN, anciennement appelé ERIP ou encore Animateur TICE, c’est un poste à profil au sein de l’éducation nationale, dans le premier degré. Selon les académies, on parle aussi de conseiller pédagogique numérique. Les réalités de terrain sont différentes, on peut être déchargé de classe à temps plein, ce qui est mon cas, ou à mi-temps. On est généralement rattaché à une ou deux circonscriptions qui varient en taille et en nombre d’écoles.
Quelle que soit notre appellation, le but de notre poste est de soutenir les usages du numérique pédagogique auprès des équipes de circonscriptions d’abord, notamment auprès des IEN et des CPC, puis d’impulser des pratiques pédagogiques numériques vertueuses, réfléchies et éthiques au sein des équipes dans les écoles.
Dans les faits, quand on en discute au sein de l’association des formateurs TICE réseau national (AFT-RN) c’est un travail qui est vu chez certains collègues enseignants ou par certaines collectivités comme un travail de technicien (...)
Certains d’entre nous ont le CAFIPEMF et nous avons donc un recul didactique sur l’impact du numérique sur l’enseignement des fondamentaux, et pouvons proposer des pratiques de classe innovantes à tous les professeurs du premier degré, voire en formation d’adultes. (...)
Comment accompagner les professeurs ?
J’accompagne 80 écoles sur deux circonscriptions. Donc j’ai l’impression de saupoudrer plus qu’accompagner. Ce que je vois, c’est que chaque enseignante et enseignant ont choisi ce métier parce qu’ils croient à l’éducabilité des élèves. Le problème, c’est que désormais, on attend énormément de choses de l’Ecole, et malheureusement, les travaux de recherche le montrent, on n’arrive plus à compenser les écarts sociaux quand un gamin rentre à l’école. Et l’arrivée des outils numériques, qui ont un potentiel de rabattre les cartes, peut aussi amplifier ces écarts. Quand je parle aux enseignants de leur rôle essentiel pour que les familles les plus éloignées du système scolaire pour apprendre à se connecter et à utiliser un ENT, ils le comprennent, mais se sentent dépassés, par le manque de temps, de formation, et d’espace pour assurer ce qui relève d’un service public.
Par rapport à la formation, on sait que les plans français et maths ont pris l’essentiel de nos 18 heures de formation. Alors les ERUN bricolent. Je rassemble les directeurs sur leur temps de décharge, je vais manger entre midi et deux avec les équipes, on fait de la co-intervention en classe. Je leur montre des « astuces » plus que je fais de la formation. Quand les enseignants voient le potentiel de l’utilisation d’une seule tablette dans la classe, ils me disent « je vais la prendre pour travailler pendant les vacances », parce que l’utilisation en classe d’un outil est directement corrélée à l’usage personnel de l’enseignant, et ça prend du temps.
D’après vous, les usages numériques font-ils partie des pratiques adoptées aujourd’hui ?
C’est inégal sur le territoire français. Les communes équipent les écoles du premier degré, et les maires ne sont pas tous bien au fait de ce que l’on peut ou doit faire. Ce rôle de conseil est important chez certains ERUN dans les milieux ruraux par exemple.
Il y a également l’initiative des Territoires Numériques Educatifs qui a fourni des moyens aux communes pour équiper, former et accompagner les familles et les enseignants sur plusieurs régions, dont les Bouches-du-Rhône. (...)
Que répondre a la question du tout numérique dans le 1er degré, peur, fantasme ou réalité ?
J’ai deux visions contradictoires du futur dans le numérique, notamment avec l’avènement des IA : celle de Barjavel dans La nuit des temps et celle du monde de Terminator. La première, où les machines ont permis à chacun d’avoir un revenu minimum garanti et vivre sans contraintes, et l’autre où des robots massacrent les humains.
Cette schizophrénie numérique me fait interroger l’usage du numérique dans la vie de tous les jours mais dans l’école, notamment au niveau de la maternelle, tout en étant persuadé que ne rien faire est aussi, voire plus dangereux, car si un enseignant refuse d’utiliser des écrans en classe, les enfants seront exposés à des utilisations du numérique seulement dans un cadre familial et ludique, sans possibilité de se dire que c’est également un outil pour travailler, communiquer et apprendre. Le rapport sorti cette année autour des écrans en classe montre bien les limites du tout écran et de la « technoférence » dans les familles. Mais je crois que le poison est dans la dose : j’ai vu cette petite Ukrainienne avoir les yeux s’illuminer car elle pouvait comprendre un problème de maths parce que j’avais installé « google lens » sur sa tablette. Et en même temps, je vois les grandes entreprises tenter de se partager le marché du numérique éducatif car les enjeux sont colossaux. (...)