
Dix ans après la reconnaissance par l’Assemblée nationale de la responsabilité morale de l’État dans le déplacement de quelque 2 000 enfants de La Réunion vers la métropole, et notamment dans la Creuse, une nouvelle proposition de loi est déposée, ouvrant la possibilité d’une indemnisation financière.
« L’attente est une souffrance supplémentaire », souffle Sylvie Arcos au bout du fil. Tout comme le fait de remuer son histoire une nouvelle fois. « Mais je me dis que le combat qu’on mène depuis des années s’approche enfin d’une reconnaissance publique, alors je tiens. » À 58 ans, Sylvie Arcos fait partie de celles et ceux qu’on appelle les « enfants de la Creuse », en référence aux 2 015 enfants et adolescent·es réunionnais·es déplacé·es de force dans 83 départements de l’Hexagone entre 1962 et 1984, dont une grande partie atterrira à Guéret, préfecture du département de la Creuse.
À l’époque, Michel Debré, alors député de La Réunion, déploie sa politique de repeuplement des territoires ruraux en déclin démographique. Les enfants des familles pauvres pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE) apparaissent comme un vivier. Pour Sylvie et son frère, âgé·es d’à peine 4 et 5 ans, c’est un aller sans retour.
Cinquante ans plus tard, Sylvie se tiendra sur les marches du perron de l’Assemblée nationale aux côtés de plusieurs autres « survivant·es » rassemblé·es au sein de la Fédération des enfants déracinés des départements et régions d’outre-mer (Fedd) et de la députée du groupe Gauche démocrate et républicaine Karine Lebon. La proposition de loi que l’élue dépose ce 26 mars prévoit, entre autres, la création d’une commission de reconnaissance, ainsi que des indemnisations financières pour les victimes. (...)
« Nous sommes là pour mettre la pression sur l’État français », martèle Marie-Germaine Perigogne, présidente de la Fedd. (...)
En février 2016, une commission nationale de recherche et d’information composée d’expert·es est chargée de faire la lumière sur cette histoire. Celle-ci décrit avec force détails la politique mise en place par le gouvernement français jusqu’à la fin des années 1980, et évoque pour la première fois un autre objectif que le seul argument démographique : éloigner une jeunesse réunionnaise susceptible de servir de terreau pour les idées autonomistes dans une île marquée par l’explosion démographique. (...)
Le rapport de 688 pages se conclut par une série de 25 préconisations : un accès facilité pour les mineur·es à leurs dossiers individuels, la prise en charge du rapatriement des cendres et des corps des personnes décédées à La Réunion, une aide financière et un soutien psychologique, l’instauration d’une journée mémorielle… Toutes sont restées lettre morte. À cette époque, la Fedd n’est parvenue à obtenir que le versement d’une « bourse de mobilité » tous les trois ans, sous la forme de billets d’avion et d’un hébergement temporaire dans l’île.
Dans le même temps, en novembre 2017, Emmanuel Macron, tout juste élu président de la République, envoie une lettre à Marie-Germaine Perigogne, présidente de la Fedd. En privé, il reconnaît à son tour la faute de l’État. (...)
« Le rapport de la commission d’experts de 2016 nous a fait sortir du déni. Désormais, c’est dans l’action collective qu’on trouvera des réparations », assène Élisabeth Rabesandratana, avocate de la Fedd et présidente de l’Association France initiative justice.
« J’ai été un esclave et tant que je n’ai pas obtenu le pardon public de l’État et une réparation, je resterai un esclave », articule Jean-Charles Serdagne. (...)
Réparer le présent
La commission pourrait également permettre à d’autres « enfants volés » ou à leurs proches de se reconnaître et de demander réparation. Aujourd’hui, à peine 200 survivant·es de ce pan de l’histoire se sont fait connaître publiquement. « Beaucoup n’ont jamais pris la parole, d’autres ignorent qu’ils font partie des enfants dits de la Creuse. Plusieurs, enfin, se sont suicidés », rappelle la présidente de la Fedd. Pour Marie-Germaine Perigogne, Jean-Charles Serdagne, Sylvie Arcos et tant d’autres, cette page doit se clore rapidement.
Mais pour être examiné, le texte devra plaire au-delà des rangs de la gauche. Karine Lebon espère convaincre les présidents des différents groupes à l’Assemblée nationale de présenter le texte au débat et au vote durant la semaine parlementaire. En cas d’accord, il sera examiné en commission le 28 mai, puis en séance la semaine du 2 juin. (...)
« Ce n’est pas le passé qu’on répare, c’est le présent des ex-mineurs encore vivants, celui de leurs enfants et petits-enfants, appuie le sociologue Philippe Vitale. C’est regarder en face tous les problèmes que notre société doit encore résoudre, qu’il s’agisse des territoires d’outre-mer ou de Bétharram, et de ce qu’il se passe dans l’Église. »