
Si ce projet n’est pas d’utilité publique, qu’est-ce qui l’est ? » Assise sur une chaise en plastique blanc sous la tonnelle qui s’apprête à accueillir les discussions, Tiziana De Biasio désigne les alentours et les personnes en train de s’installer – ouvriers, activistes climatiques, sympathisants locaux et internationaux. Tiziana est une ancienne salariée de l’usine de composants automobile GKN qui produisait ici jusqu’il y a trois ans. Arrivée sur le site en 2012, elle y gérait des sous-traitants.
En 2021, la direction annonçait aux centaines de travailleurs du site la fermeture prochaine de l’usine. Depuis, les ouvriers de cette usine proche de Florence se battent sans relâche pour retourner au charbon. Parmi eux, une femme : Tiziana.
Mais ce week-end d’octobre, dans la zone goudronnée attenante à l’ancienne usine aujourd’hui à l’arrêt, la frustration est grande. Les anciens travailleurs de l’usine GKN (une multinationale britannique) s’apprêtent à présenter au public un plan de réindustrialisation. Le projet est fin prêt. Mais manque aux ex-ouvriers de la multinationale une chose : un lieu.
L’usine dans laquelle ils ont passé des années ne leur appartient pas. Et les pouvoirs publics, seuls à pouvoir agir, ne semblent pas disposés à le faire. « Il suffirait juste d’un peu de courage de la part des institutions. Elles peuvent décider d’exproprier le propriétaire privé d’un bien pour des motifs d’utilité publique », fait remarquer Tiziana De Biasio.
Trois ans et demi d’assemblée permanente
Le public s’installe peu à peu sous la tente blanche, décorée d’une banderole « Insorgiamo », le nom de la société de ouvrière secours mutuel créée après l’arrêt de l’activité de GKN sur le site. Elle leur a permis de récolter des fonds pour l’entretien de l’usine par ses ex-travailleurs, et de survivre lors des longs mois sans salaires (périodes également compensées par quelques aides publiques). C’est aussi une structure indispensable pour organiser légalement ce genre d’événements.
Depuis l’annonce des licenciements, l’espace a accueilli concerts, pièces de théâtre, assemblées générales et autres événements pour maintenir la lutte en vie. Tous ont rencontré un franc succès. (...)
Du jour au lendemain, 442 personnes se sont retrouvées sans travail. (...)
« Nous sommes entrés de force dans l’usine. La colère était tellement forte. » Cette colère, elle n’a plus quitté les anciens de GKN. Depuis ce jour, ils sont réunis en assemblée générale permanente contre la fermeture de l’usine. Travailleurs et bénévoles se relaient sur le site pour s’assurer qu’une personne est toujours présente.
Une réalité les rattrape vite : l’activité de l’usine ne pourra pas reprendre telle quelle. Selon les syndicalistes, cités dans une enquête du site indépendant italien IrpiMedia, la production de pièces automobiles, en l’occurrence les arbres de transmission, que l’usine fabriquait pour Fiat (puis pour le groupe Stellantis) a été délocalisée en Europe de l’Est. S’ils veulent continuer de travailler, les ouvriers devront trouver une autre activité. C’est alors qu’ils entrent en contact avec les mouvements écologistes en lutte pour le climat. Se dessine ainsi l’idée d’une usine à la fois pensée par et pour les travailleurs, et orientée vers la transition.
Le collectif de travailleurs développe ensuite deux plans de reconversion industrielle du site (...)
« Du jamais vu en Italie »
La nouvelle activité industrielle dans la production de vélos et le photovoltaïque, sera coordonnée par une coopérative, nommée GFF pour « GKN for future ». Pour la financer, les travailleurs en lutte ont lancé une campagne d’actionnariat populaire. « Un million d’euros de parts sociales qui seront appelées "parts de solidarité", lit-on sur le site d’Insorgiamo. Elles sont destinées aux citoyens, associations, mouvements, travailleurs, délégués syndicaux, militants solidaires, qui feront ainsi partie de l’assemblée de la coopérative, exerçant un contrôle social sur le processus de réindustrialisation. »
Le week-end du 12 et 13 octobre, alors que les travailleurs et leurs soutiens se réunissaient sur le parvis de l’usine, le montant total des demandes d’acquisition de parts avait déjà atteint 1,3 million d’euros. Près d’un tiers des demandes d’achat de parts viennent des milieux écologistes et mouvements sociaux à l’étranger, principalement d’Allemagne. Et les demandes continuent d’affluer. Elles ne pourront se confirmer qu’en cas de lancement effectif de l’activité.
« C’est une expérience unique. C’est du jamais vu en Italie, affirme, enthousiaste, le chercheur Leonard Mazzone. Aucune entreprise n’a jamais lancé en Italie un processus de redressement en coopérative après des années de lutte syndicale, de manifestations, d’occupation des espaces publics, de grèves de la faim. Aucune entreprise en redressement n’a changé aussi drastiquement son activité. »
Il ajoute : « Mais ce n’est pas voué à rester une expérience unique. Si nous arrivons à redonner du travail à ces ouvriers grâce à ce plan industriel, cela deviendra un exemple, un modèle que l’on pourra reproduire sur d’autres sites, dans d’autres pays, d’autres secteurs. » (...)