Alors que l’État se prosterne devant le marché, que des jeunes ont brûlé des mairies l’été dernier, et que des groupuscules d’extrême droite organisent de plus en plus d’expéditions punitives, Le psychanalyste Roland Gori s’est replongé dans les processus de civilisation et décivilisation. (...)
Le psychanalyste a tenu à revenir sur le terme de « décivilisation », détourné par l’extrême droite et utilisé par le président de la République lui-même, pour inviter à le remettre dans le bon sens. Ce qui décivilise, estime-t-il, c’est avant tout la toute-puissance d’une aristocratie économique fondée sur la compétition et la domination. C’est l’affaiblissement de la République sociale qui fait « de l’État une start-up et de la nation une entreprise privée », et met en place une société managériale et élitiste qui porte en elle les germes d’un régime potentiellement totalitaire, comme l’ont montré les travaux de Norbert Elias. (...)
Le barbare, comme disait Claude Lévi-Strauss, c’est d’abord l’homme qui croit en la barbarie. Ainsi, Emmanuel Macron et Gérald Darmanin ne règlent pas du tout le problème mais l’aggravent. Ceux qui se sont attaqués à des mairies et à des écoles après la mort de Nahel ne sont pas des sauvages : ils sont dans un processus que produit une société quand elle renonce à ses valeurs humanistes. La République sociale a abandonné la responsabilité qu’elle avait de former les citoyens à s’émanciper eux-mêmes. Elle a renoncé à l’accompagnement, au respect, à l’égalité : on peut dire que la civilisation du partage et des services publics a reculé d’elle-même et s’est automutilée devant une civilisation de la start-up nation en germe depuis des années.
À partir du moment où le président de la République érige la figure de l’homme devenu unique autoentrepreneur de lui-même, il organise l’accomplissement de l’individu dans un rapport de violence aux autres. Cette civilisation de l’affrontement est consubstantielle de la concurrence. La source philosophique du macronisme, c’est que l’absence de régulation de l’État laisserait faire la nature pour faire apparaître le meilleur de l’individu. Macron prétend donc civiliser par l’absence de civilisation. Au lieu de standardiser la société par la concorde sociale, qui amène les individus à s’autoréguler dans le respect des uns des autres, il organise la loi du plus fort économique, et donc la loi de la violence. (...)
Ce modèle néolibéral fait paradoxalement florès dans nombre de quartiers populaires, avec l’idée de triompher seul des difficultés : il s’agit là d’une forme d’identification à l’agresseur. Mais même là les dés sont pipés, puisque beaucoup de jeunes qui rêvent de monter leur boîte pour devenir PDG ne sont pas fils de PDG, et finissent souvent dans l’autoaliénation de l’ubérisation. À cela s’ajoutent une stigmatisation et une discrimination qui ne sont que le relais des critères d’une société profondément aristocratique, et donc fondée sur la domination de l’autre. Nous nous sommes habitués à l’horreur économique et aux morales numériques. C’est cela la véritable décivilisation : l’idée de valeur fondée uniquement sur la performance individuelle et l’exploitation, quand la civilisation est au contraire un processus collectif fondé sur la coopération. (...)
Nous vivons l’agonie d’une culture humaniste qu’il faut réinventer plutôt que de précipiter son abandon. (...)
En résumé, ou bien nous serons capables de réanimer une République sociale, ou bien nous irons nécessairement vers quelque chose de déterminé par la discrimination, le racisme et la violence. (...)
Avec les philosophes français, les révolutions américaine et française avaient permis de réformer les mœurs des peuples par le progrès et la raison. L’Allemagne, dans les années 1930, va de son côté sombrer dans une décivilisation liée à l’éloge de la force et de la compétitivité. Norbert Élias démontre que l’admissibilité de la violence et des inégalités sociales furent des conditions préalables et favorisantes à l’apparition d’une « culture » nazie, tout comme l’identification de tout un peuple à une aristocratie se prétendant supérieure. Or, et c’est cela qui doit interroger nos sociétés, une civilisation des mœurs qui fait prévaloir la concurrence sur la solidarité ne saurait prétendre liquider l’héritage nazi. (...)
Evidemment, Emmanuel Macron n’est pas Adolf Hitler, mais il se fourvoie complètement quand il prétend lutter contre la décivilisation, puisqu’il n’analyse pas ce qui provoque le processus, et ne mesure pas que les politiques qu’il mène sont celles qui participent à déciviliser. (...)
Si décivilisation il y a aujourd’hui en France, c’est moins à cause de « barbares » impénitents qu’à la suite des modifications structurelles de l’État français, de son autorité et de ses services publics. (...)
la décivilisation n’est pas un processus psychologique : c’est un processus politique.
Ce sont des décisions politiques qui transforment et décivilisent. (...)
Nous avons aujourd’hui une « société de l’information » chargée de « civiliser » les masses au moyen des médias et des rhétoriques de propagande, en réalité fondée sur les rapports de domination des couches sociales. Nous avons ici un outil fondamental du contrôle social. Un régime démocratique où coexistent plusieurs visions du monde suppose un modèle éducatif puissant et émancipateur, qui rend tout passage à l’absolutisme lent et laborieux, et difficile l’alignement sur un chef. Mais la casse du système éducatif et le contrôle des médias par quelques-uns participent par contre grandement au processus de décivilisation.