Selon les informations de la cellule investigation, entre 2021 et 2024, près de la moitié des signalements pour risques de dérives sectaires au sujet de mouvances religieuses concernaient les églises évangéliques installées en France.
"La culture de l’obéissance", lance le pasteur Alain Patrick Tsengue, à son auditoire tout ouïe, "vous devez l’enseigner. La personne vient de se convertir, tu dois lui faire comprendre qu’elle doit obéir." Dans cette "masterclass," dispensée le 9 novembre 2021 par celui qui se fait appeler apôtre, Alain Patrick Tsengue s’adresse aux jeunes responsables de son église, l’Assemblée chrétienne pour l’évangélisation et le réveil (Acer). (...)
L’objectif : faire grandir son groupe de prière, et par la même occasion, son église. Hors champ, dans le studio, on peut entendre régulièrement des voix approuver en chœur les paroles du pasteur, qui délivre ses conseils à un public acquis à sa cause. Et quand il évoque les personnes qui critiquent ses méthodes en interne, il lance sans détour : "Mais tu viens de te convertir... Ton cerveau là, il doit être lavé ! Y a encore trop de saletés à l’intérieur." (...)
Des propos qui font écho aux inquiétudes de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, la Miviludes. Selon nos informations, entre 2021 et 2024, près de la moitié des signalements qu’elle a reçus pour risque de dérives sectaires, au sujet de mouvances religieuses, concernaient le protestantisme évangélique. "Or ils ne représentent évidemment pas cette proportion parmi les fidèles d’un culte particulier en France, analyse Donatien Le Vaillant, responsable de la Miviludes. Donc il y a une disproportion entre le nombre de signalements qui nous est adressé et le nombre de personnes évangéliques en France. C’est quand même quelque chose de très préoccupant." (...)
Une nouvelle église évangélique tous les dix jours
Issue du protestantisme, la foi évangélique gagne en popularité en France : selon les chiffres du Conseil national des évangéliques de France (Cnef) , une nouvelle église évangélique ouvrirait tous les dix jours dans l’Hexagone. "D’après les dernières estimations disponibles, entre 1,1 et 1,2 million de personnes en France se disent évangéliques" , explique Romain Choisnet, le directeur de la communication du Cnef. Soit une multiplication par 15 en 70 ans. Pour certaines de ces structures, il s’agit même de "méga-églises" à l’américaine, avec des spectacles sons et lumières impressionnants, des milliers de fidèles par culte, menés par des pasteurs charismatiques. Leur présence sur les réseaux sociaux ne passe pas inaperçue non plus : il est courant de voir passer des vidéos sur TikTok ou Instagram, où des jeunes fidèles invitent à rejoindre leur église... Quand ce n’est pas le pasteur lui-même qui s’en charge. (...) (...) La dîme, jusqu’à 10% des revenus
Il faut dire que le prosélytisme fait partie des piliers de la foi évangélique : les fidèles ont pour mission de convaincre le maximum de personnes de rejoindre leur mouvement. Autre aspect primordial : la Bible est considérée comme un texte auquel il faut se référer pour chacun des aspects de sa vie. Certains convertis parlent même de "code de la route". Enfin, les églises évangéliques peuvent faire appel à la générosité de leurs fidèles, via les "offrandes" ponctuelles, ou la "dîme". Cette dernière est un prélèvement régulier, qui peut s’élever à 10% des revenus. (...)
Beaucoup de ces églises sont implantées en banlieues des grandes villes, portées par la diaspora subsaharienne et des personnes venant des Antilles. Avec des pratiques qui, vu de l’extérieur, peuvent parfois interroger : "Dans de très nombreuses églises subsahariennes par exemple, l’offrande est un peu théâtralisée, explique Sébastien Fath. C’est un temps festif. Et quand on n’a pas les codes, effectivement, on peut être tenté de juger facilement et de conclure à des formes de dérives. Alors qu’en réalité c’est tout simplement une autre manière de se positionner sur ces questions, mais qui n’est pas nécessairement en soi sectaire."
Un phénomène d’emprise
Néanmoins, les pouvoirs publics sont préoccupés par certaines de ces églises. On parle de dérives sectaires lorsqu’une une personne subit un préjudice - moral, physique, ou financier - parce qu’elle a été manipulée et placée sous emprise mentale. La victime perd alors son libre arbitre, coupe les liens avec ses proches ou sa vie d’avant et se consacre entièrement au mouvement, sans se poser de question. "Tout se met en place via un leader qui utilise une doctrine, explique Audrey Foulon, présidente du Centre national d’accompagnement familial face à l’emprise sectaire (Caffes). Sous couvert de cette doctrine, il contraint la personne à agir dans son intérêt à lui."
Dans les églises évangéliques spécifiquement, ce phénomène d’emprise peut être favorisé par l’engagement très fort qui est demandé aux fidèles : des exigences en matière de pratique religieuse, d’assiduité aux cultes, de soutien financier et de prosélytisme. Qui se fait parfois au prix d’un contrôle accru, selon Sébastien Fath. (...)