
C’est un camarade de longue date, croisé de-ci de-là, à Paris ou ailleurs. Comme on sait qu’il a fait des gardes à vue sous le régime de l’antiterrorisme dans le cadre des luttes contre l’enfermement des personnes sans papiers au début des années 2010, on a voulu lui donner la parole. Il évoque un antiterrorisme « quotidien », « banal » et donne des pistes pour s’en défendre. Verbatim.
Aux alentours des années 2010, beaucoup de gens étaient impliqués dans les luttes pour la fermeture des centres de rétention administrative (CRA) et pour l’accueil inconditionnel des personnes immigrées. RESF (Réseau éducation sans frontières) était alors un réseau assez étendu, on comptait de nombreux collectifs contre les CRA et beaucoup de monde s’organisait contre les rafles de sans-papiers à Paris. À l’époque, il arrivait que des quartiers entiers soient bloqués par les flics pour arrêter les personnes en “situation irrégulière”. C’était insupportable donc forcément, ça a généré de multiples solidarités et résistances face à la “machine à expulser”. Il y avait des actions diverses, des manifs, des occupations qui ciblaient des boutiques Air France ou d’autres entreprises collabos… Dans le même temps, il y avait aussi un certain activisme contre les prisons – au-delà de la question de l’enfermement en CRA. Tout ça déplaisait au pouvoir. C’est dans ce contexte qu’est passée la circulaire Dati du 13 juin 2008, qui forçait les parquets à se dessaisir des dossiers relevant de la “mouvance anarcho-autonome francilienne” au profit de la section antiterroriste du parquet de Paris, même pour les délits mineurs. En gros, dès que des flics lambdas se trouvaient confrontés à des gens en luttes contre les prisons et les centres de rétention, ils devaient transmettre le dossier à leurs confrères de l’antiterrorisme. Ça permettait d’avoir les moyens techniques et financiers de l’antiterro sur des enquêtes de correctionnelle. Il y a eu des choses délirantes : des banderoles posées sur des ponts, saisies par les keufs antiterros pour faire des analyses ADN, ou bien des analyses de colle à papier peint utilisée pour placarder des affiches. Mais contrairement à Tarnac ou à l’affaire dite “mauvaises intentions”1, l’instruction elle-même ne relevait pas de l’antiterrorisme. Reste qu’en matière d’écoutes ou de gardes à vue, les gros moyens étaient mis. (...)
C’est dans le cadre de toutes ces luttes que je me suis retrouvé à faire plusieurs gardes à vue antiterroristes d’environ vingt-quatre heures chacune. C’était particulier. Les flics ne se privaient pas de dire que ça les soûlait, qu’ils avaient autre chose à faire. Ils voyaient bien le côté guignol de tout ça, le fossé avec leurs fantasmes de grands “terroristes”. Et c’était rassurant de voir que même en se forçant, leurs récits, leurs reconstructions des réseaux militants étaient toujours bien éloignés de la réalité. Ils étaient démunis face à ce qu’ils ne comprenaient pas, notamment le fait que c’était des luttes sans “chef” ni “cellules” ou quoi que ce soit. Ça les énervait parce que leur construction fantasmatique tombait à l’eau. (...)
En tout cas, à ce moment-là, il y avait un réflexe dans les milieux militants, c’était de rendre public le maximum de trucs liés à la répression. Dès le début de l’affaire dite “mauvaises intentions” – qui marque le véritable retour de l’“antiterrorisme” pour l’extrême gauche –, de nouvelles pratiques collectives ont été adoptées dans les réseaux camarades : par exemple, considérer que lorsque l’État commence à communiquer par voie de presse sur les “méfaits” de ses opposants, ça signifie des perquisitions à venir. Sachant que ça pouvait tomber sur n’importe qui. Certain·es étaient vraiment ciblé·es, d’autres pris·es dans la nasse, n’ayant pas grand-chose à voir, une forme de pression générale pour tenter de créer de la dissociation et récolter plus d’informations. (...)
malgré les heures et les heures de taf à enquêter, ces fins limiers ne trouvaient finalement que peu de choses franchement intéressantes à mettre au dossier. À coup sûr, leurs moyens techniques et leurs pratiques se sont étoffés depuis, mais j’en retiens quand même une chose : la répression antiterroriste ne sort pas tant de l’ordinaire, et les flics antiterro sont des flics comme les autres, de simples fonctionnaires englués dans une grosse bureaucratie aux rouages compliqués. Ils ont juste quelques pouvoirs en plus. Il ne faut ni les aider dans leur travail ni en avoir une peur bleue. Et le mot “terroriste” ne veut rien dire : c’est simplement comme ça que l’État désigne régulièrement ses opposants politiques divers et variés. »