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Mediapart
Défendre les prisonniers russes : en Ukraine, des avocats aux confins de l’État de droit
#guerreenUkraine #avocats
Article mis en ligne le 6 mars 2024
dernière modification le 4 mars 2024

Deux ans après l’invasion totale du pays par l’armée russe, la frontière n’a jamais été aussi étanche entre les deux États, et le rejet, voire la haine, aussi intense. Quelques Ukrainiens se retrouvent pourtant au contact de l’ennemi. Ce sont les interfaces de la guerre. Mediapart les raconte dans une enquête en deux volets

(...) Ces trois avocats, que Mediapart a rencontrés séparément, font partie des rares professionnel·les à avoir défendu, avant et après l’invasion de 2022, des ennemis de l’Ukraine. Contrairement à l’écrasante majorité des suspects jugés in absentia, leurs clients, des militaires russes, étaient présents en chair et en os face à eux (...)

Ils les ont rencontrés, représentés et conseillés malgré l’opprobre populaire, et parfois pire. Une fonction difficile mais indispensable, alors que l’Ukraine a décidé de riposter sur le terrain du droit à l’invasion lancée par Moscou en février 2022, comme elle avait commencé à le faire, dans une moindre mesure, après le début du conflit dans le Donbass en 2014.

Derrière chaque prisonnier, un suspect

Juger l’ennemi, l’idée paraît bonne : quoi de mieux que la justice pour punir et obtenir réparation sans verser dans la vengeance ? À l’épreuve des faits, l’ambition se révèle terriblement complexe, pour l’Ukraine aujourd’hui comme pour d’autres démocraties avant elle.

La principale erreur a consisté à considérer chaque soldat russe capturé comme un suspect. Pour les autorités ukrainiennes, l’agression russe violant la charte des Nations unies, tous ceux qui participaient à cette transgression étaient des criminels. Le droit international humanitaire pose cependant un principe fondamental, parfois énoncé comme « l’immunité du combattant » (...)

Premier procès pour crime de guerre

Créé en 2013, le Center for Legal Aid joue un rôle clé dans le système pénal. C’est par son entremise que les accusés désargentés, y compris les soldats russes, bénéficient gratuitement des services d’un·e avocat·e, comme le prévoit la loi. Domansky, Sokolovska et Ovsyannikov ont tous les trois été désignés de cette façon. Ils font plutôt figure d’exception, note le directeur du centre : « Tous les avocats ne sont pas prêts à défendre des criminels de guerre. Certains ont servi dans l’armée ukrainienne. D’autres sont touchés directement ou indirectement via leurs proches par l’agression russe. » (...)

« Si tu es médecin, tu es obligé de soigner, même si la personne vient de t’attaquer. Pour un avocat, c’est pareil : tu dois défendre ceux qui en ont besoin », plaide Andriy Domansky, qui vient d’une famille de médecins. Le droit d’être défendu est aussi un moyen, à ses yeux, de consolider les procédures en cas de recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Payer de sa vie

Au-delà des refus de principe, le Center for Legal Aid a dû composer avec des avocats qui ne remplissaient pas toujours leurs obligations avec déontologie. (...)

« Menacé quotidiennement », Andriy Domansky ne se formalise pas : « Je m’y suis habitué… Parfois, les services de sécurité me surveillent, je préfère ne pas songer à tous ceux qui m’ont suivi, sinon je vais devenir fou. (...)

Domansky revendique ouvertement avoir des contacts, antérieurs à l’invasion, avec la commissaire aux droits de l’homme russe, Tatyana Moskalkova. Il les met aujourd’hui à profit pour localiser des prisonniers de guerre ukrainiens en Russie : « J’ai obtenu la confirmation officielle qu’un agent du renseignement militaire ukrainien était bien en captivité, et non disparu. »

Être connu de l’autre côté de la frontière n’a pas que des avantages. Pour avoir tenté de prendre attache avec des responsables russes poursuivis in absentia, il s’est retrouvé dans le viseur du Comité d’enquête de Russie (SKR). Il ne se décourage pas. (...)

Viktor Ovsyannikov, lui, a définitivement troqué la robe contre l’uniforme en juin 2022. Son cabinet rouvrira après la guerre. Oksana Sokolovska a renoncé à prendre les dossiers d’auteurs de crimes de guerre. Outre son expérience particulièrement douloureuse, le 24 février a tout changé à ses yeux.

« J’ai perdu la moitié de ma maison dans les environs de Kyiv, mes enfants ont souffert. En tant que simple citoyenne, je pense que les Russes ne doivent pas être défendus. Comme avocate, je ne peux pas le dire, je sais bien que chaque accusé a droit à un avocat. Moi je m’occupe des Ukrainiens victimes de la guerre, des invalides qui sont mobilisés dans l’armée, etc. Je ne veux pas défendre ces sous-hommes. » (...)