
La cellule investigation de Radio France a enquêté sur les zones d’ombre du contrat de concession de l’autoroute A69 qui reliera Castres à Toulouse.
"Nous avons fait ce qui était en notre pouvoir auprès des ministres successifs pour arriver à cette décision." En septembre 2010, le patron du groupe pharmaceutique et dermo-cosmétique Pierre Fabre crie victoire dans les colonnes du journal interne de l’entreprise.
Il a effectivement de quoi se réjouir. Le ministre du développement durable, Jean-Louis Borloo, vient de donner son feu vert au projet qu’il défend depuis plusieurs années : la mise en 2X2 voies sous forme de concession autoroutière de la route entre Castres et Toulouse. (...)
L’un des proches du groupe Fabre, le maire LR de Lavaur, Bernard Carayon, à l’époque député UMP (ex-LR), raconte : "Jean-Louis Borloo était un peu rétif à l’autoroute parce qu’il avait la charge du Grenelle de l’environnement. J’ai donc mis le marché en main à François Fillon, le Premier ministre de l’époque. Je lui ai dit : ’Soit tu décides de forcer le bras de Jean-Louis Borloo, soit je quitte la majorité parlementaire.’ François Fillon a réagi comme il fallait, en conduisant Jean-Louis Borloo à la sagesse."
"Un rôle décisif"
Cet épisode illustre bien la puissance du réseau du groupe Fabre, le plus gros employeur privé du Tarn, dont le fondateur est décédé en juillet 2013. (...)
Porte-parole clandestin
Dès la fin des années 1990, le patron du groupe pharmaceutique et dermo-cosmétique cherche à convaincre l’opinion publique des bienfaits d’une autoroute. Pour cela, il prend contact avec un visage connu : le présentateur météo à la radio et la télévision, Laurent Cabrol, originaire de Mazamet (Tarn). "Pierre Fabre me dit : ’Je veux faire une autoroute et je voudrais que vous soyez mon porte-parole, raconte l’intéressé. Faites ce que vous voulez, créez une association. Je vous donne les moyens.’" C’est ainsi que va naître l’association Les routes de l’avenir qui rassemble 8000 adhérents. (...)
"Chaque fois que j’avais besoin de quelque chose, je me tournais vers Pierre Fabre, relate encore Laurent Cabrol. Ça pouvait être : passer un coup de fil, faire une photocopie, payer une page de publicité dans La Dépêche du Midi ou poser des autocollants sur les voitures de la région. Personne ne savait que Pierre Fabre était derrière tout ça. J’étais son porte-parole clandestin." L’enjeu est important pour Pierre Fabre. "L’autoroute constituait une sécurité d’acheminement, une colonne vertébrale pour son entreprise et d’autres filières économiques dans la région", explique l’ancien maire-adjoint UMP de Castres, Jacques Thouroude, qui a travaillé près de 40 ans dans le groupe. (...)
Pour parvenir à ses fins, Pierre Fabre peut compter sur un maillage d’élus à l’écoute de ses doléances. (...)
De gauche à droite, de nombreux élus ne tarissent pas d’éloges à son sujet (...)
Plusieurs élus locaux ou leurs conjoints travaillent ou ont travaillé pour Pierre Fabre (...)
Le coup de pouce de François Hollande
En mai 2013, lorsque le président de la République, François Hollande, se rend dans la nouvelle usine dermo-cosmétique du groupe à Soual, près de Castres, Pierre Fabre est alors très affaibli par la maladie (il mourra deux mois plus tard). Il tient tout de même à rencontrer le chef de l’État en tête-à-tête. "Cette infrastructure aurait dû être faite depuis des années", lance alors François Hollande dans son discours en évoquant l’autoroute. L’ancien président a donné "un coup d’accélérateur au projet, suite à l’engagement qu’il avait pris auprès de Pierre Fabre", confirme l’ancien député socialiste du Tarn Jacques Valax présent ce jour-là.
Mais c’est sous la présidence d’Emmanuel Macron que le projet d’A69 se concrétise. (...)
Le groupe Fabre se mobilise à nouveau
Lorsqu’à l’automne 2023, le ministre des Transports Clément Beaune évoque un possible moratoire sur l’ensemble des projets autoroutiers, la contre-attaque des partisans de l’autoroute s’organise immédiatement. (...)
Le député Renaissance du Tarn Jean Terlier explique avoir "reçu du côté de l’Élysée et de la Première ministre [Elisabeth Borne] l’assurance qu’il n’y aurait aucun moratoire et aucune suspension des travaux de l’autoroute A69".
Dans le même temps, selon le journaliste de France 3 Occitanie Laurent Dubois, le groupe Pierre Fabre envoie un courrier "au plus haut sommet de l’État expliquant que sans ce projet, il n’y aura plus d’investissement possible dans le sud du département". Il ajoute : "À mots couverts, il s’agit d’une forme de chantage à l’emploi." (...)
Quoi qu’il en soit, il n’y aura finalement pas de moratoire sur l’A69.
Pierre Fabre tente d’atténuer l’impact de nos révélations
Officiellement, l’autoroute doit entrer en service en 2025. Mais de nombreux obstacles juridiques peuvent encore se dresser sur sa route. En février 2024, une Commission d’enquête parlementaire a été créée à l’Assemblée nationale afin de contrôler son montage juridique et financier. La situation du président de cette Commission, le député Renaissance du Tarn, Jean Terlier, fait rapidement débat. Car l’homme communique régulièrement sur ses réseaux sociaux autour de Pierre Fabre (...)
Mais surtout, son épouse travaille pour le groupe Pierre Fabre. Elle a assuré les fonctions de directrice marketing de l’une des marques du groupe avant d’être nommée en avril 2023 directrice des congrès et des manifestations scientifiques chez Pierre Fabre. (...)
En réalité, le groupe Pierre Fabre est bien intéressé financièrement au contrat de concession. La cellule investigation de Radio France l’a découvert en consultant les comptes annuels arrêtés au 31 décembre 2022 d’un fonds d’investissement luxembourgeois (TIIC2) actionnaire de la société Atosca qui exploite l’A69. (...)
On y apprend que l’entreprise Opale Invest (rebaptisée par la suite Tarn Sud Développement), actionnaire à 100% de NGE Concessions, doit augmenter sa participation au capital à hauteur de 5,3% en étant financée par des entreprises locales, avec en tête, le groupe Pierre Fabre. (...)
Il est donc bien indirectement présent au contrat de concession. Une information qui jusqu’ici n’avait jamais été rendue publique. Le 6 mars 2024, nous interrogeons le groupe sur ce point. Et l’entreprise s’engage à nous répondre. (...)
Mais elle choisit de nous prendre de court. Elle révèle finalement cette information, espérant en affaiblir sa portée, avant la publication de notre enquête. (...)
Un contrat protégé par le secret des affaires (...)
Une clause illégale ?
Si l’on applique rigoureusement les textes, "la société concessionnaire doit assumer un risque de perte tout au long du contrat. Elle ne doit pas être assurée de se rembourser et de se faire une marge, sinon le contrat n’est plus une concession", ajoute Jean-Baptiste Vila. C’est la raison pour laquelle l’avocat Christophe Lèguevaques, qui représente des opposants à l’A69, a écrit le 18 avril 2024 au Premier ministre, Gabriel Attal. Il lui demande de faire annuler cette clause, faute de quoi il annonce vouloir saisir le conseil d’État. "La durée de la concession n’est pas du ressort du concessionnaire, c’est un élément du cahier des charges fixé par le concédant, répond Atosca. Cet élément s’est imposé à tous les candidats. Ce choix du concédant n’est nullement spécifique au contrat signé par Atosca, et se serait imposé à tout autre lauréat."
Une demande d’indemnisation auprès de l’État (...)
Quand NGE prospecte avant même de décrocher le contrat (...)
"Six ans avant l’attribution du marché, NGE signait déjà des contrats de carrières pour construire une autoroute, s’étonne Geoffrey Tarroux du collectif La Voie est libre opposé à l’autoroute. On se demande si les dés n’étaient pas pipés dès le début et si NGE n’avait pas vocation à décrocher ce projet coûte que coûte." Comme l’a indiqué le site d’information Blast, NGE explique avoir commencé à prospecter des terrains dès 2016 dans ses propres plaquettes de présentation.
Pour le vérifier, nous nous sommes rendus dans un village du Tarn, à Belcastel, où nous avons rencontré un agriculteur à la retraite, Guy Laffont. Il fait partie des habitants contactés par NGE. Le 12 avril 2017, il a signé un contrat permettant à l’entreprise de BTP de louer pendant 5 ans, 10 hectares de ses terrains sur la commune de Montcabrier pour installer une carrière. (...)
Un signalement au Parquet national financier (...)
Le bonus des panneaux solaires
Dernier aspect méconnu du dossier : l’installation d’une centrale photovoltaïque le long du tracé de l’autoroute. "Atosca recherche actuellement les moyens de contribuer à la politique nationale sur le développement de l’énergie solaire et envisage de confier à un opérateur la construction d’une centrale [photovoltaïque] sur une partie des emprises autoroutières de l’A69, confirme Atosca à la cellule investigation de Radio France. [Cela] permettra notamment d’alimenter à la mise en service de l’A69 les bornes de recharge, les aires de repos et les aires de covoiturage prévues sur la future autoroute." Cette installation est susceptible de se faire sur les terrains proches du tracé (qu’on appelle les ’délaissés autoroutiers’) qui intéressent de plus en plus les sociétés d’autoroutes. Vinci, par exemple, a créé une filiale baptisée Solarvia. Cela permet de verdir l’image des géants du bitume, tout en leur apportant de confortables revenus. (...)