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Mediapart
Christophe Naudin sur les commémorations du 13-Novembre : « Comment gérer tout ça en tant que rescapé ? »
#13novembre2015
Article mis en ligne le 18 novembre 2025
dernière modification le 15 novembre 2025

Pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre, sept victimes des attentats ont écrit et décrit leurs sentiments. À l’occasion des dix ans des attentats, Christophe Naudin, un rescapé du Bataclan, raconte avec sensibilité comment il appréhende leurs commémorations. (...)

Âgé de 49 ans, Christophe Naudin enseigne l’histoire au collège. Il a publié Journal d’un rescapé du Bataclan. Être historien et victime d’attentat (Libertalia, 2020)

Dans son texte à l’occasion des dix ans des attentats, il revient sur le procès lui-même et sur ce qu’il ressent encore aujourd’hui, de colère mais aussi d’espoir.

Alors que les commémorations des cinq ans des attentats du 13-Novembre, un vendredi 13 encore, avaient été marquées par l’attentat contre Samuel Paty, et réduites au minimum par la deuxième vague du covid, cette année, le contexte est au moins aussi anxiogène, entre instabilité gouvernementale et accélération de la montée de l’extrême droite, en France et presque partout ailleurs. Le moment « idéal » pour les récupérations politiques, voire pour des tentatives étrangères de déstabilisation du pays. Le risque de l’attentat-anniversaire semble paradoxalement le moins grand. Comment gérer tout ça en tant que rescapé ? Depuis, il y a eu cinq ans de plus, le procès au milieu, le suicide de notre camarade Fred [le dessinateur Fred Dewilde, survivant du Bataclan, s’est donné la mort l’an dernier – ndlr], et des tempêtes personnelles sans lien (?) avec le 13. J’essaye donc de tout mettre un peu à plat.

Le procès a été ma première tentative de rendre constructive cette période. Comme je l’écris dans mon livre, j’ai hésité longtemps à me constituer partie civile, mais une fois cela fait, j’ai été de plus en plus impatient à mesure que le procès approchait. Je ne regrette pas. Une bonne part des questions que je me posais sur le déroulement de ce vendredi 13 ont trouvé une réponse. J’ai même réussi à m’intéresser, un peu, aux accusés ! Les quelques billets que j’ai publiés grâce à Mediapart, avec d’autres parties civiles, m’ont permis de prendre un peu de recul. Le procès était aussi un fort moment de communion, entre parties civiles, mais aussi avec tous les participants. C’est une communauté qui s’est formée pendant tous ces mois. La fin a été un peu difficile, comme un manque.

J’ai eu cependant la chance de pouvoir encore un peu prolonger l’effet positif du procès. J’ai rencontré l’avocate de Salah Abdeslam, maître Olivia Ronen, et je me suis retrouvé à discuter un peu par hasard avec elle. N’ayant qu’un intérêt relatif pour son client, j’ai pu entendre sa critique du verdict, moi-même un peu étonné de sa sévérité, même si je n’ai jamais cru qu’il avait renoncé par bonté d’âme à se faire sauter, mais plutôt par peur… voire qu’il n’avait pas renoncé du tout, vu que sa ceinture d’explosifs était défectueuse. Le plus intéressant de notre discussion a été cependant la suite : le rôle d’un tel procès, juger des hommes ou faire l’histoire et de la pédagogie. Débat entre juriste et historien assez classique, mais qui m’a fait pas mal réfléchir, et m’a donc beaucoup apporté.

Nos échanges m’ont conduit à lui proposer de venir expliquer son métier à mes quatrièmes, ce qu’elle a accepté (et je l’en remercie encore). Un beau moment dont mes élèves m’ont encore parlé des mois après. (...)

L’utilisation politique des images des victimes de la fosse du Bataclan me fait penser à celles des enfants de Gaza écrasés par les bombes ou décharnés par la famine et les maladies, exposées (souvent imposées) à des millions de regards depuis deux ans. La question de la limite, de moins en moins de personnes se la posent. Pourtant, est-il si indispensable de tout montrer pour sensibiliser les gens ? À part la colère et la haine, et parfois une certaine jouissance (ce n’est pas pour rien qu’on appelle ça du « porn war »), je ne vois pas grand-chose s’exprimer sous les posts exhibant des enfants au crâne défoncé ou aux membres mutilés. Comme pour la fosse. La différence est que pour les victimes françaises, il y avait majoritairement une levée de boucliers pour défendre leur dignité, mais pour Gaza et ailleurs, c’est open bar.

Un autre point sur lequel j’ai réfléchi ces derniers mois est le rapport entre l’islamophobie et les attentats. Au moment où l’antisémitisme est « expliqué » par la politique du gouvernement israélien (voire par le soutien des Juifs à l’existence d’Israël), j’ai évidemment pensé à l’époque durant laquelle le débat était sur le lien entre l’islamophobie et les attentats djihadistes.

C’est un journaliste américain qui m’a interrogé il y a quelques mois sur l’ambiance islamophobe (je n’oserais pas écrire « islamophobie d’atmosphère »...) en France, le lien avec les attentats… Question qu’une de mes troisièmes m’a également posée il y a quelques jours ! Et j’ai alors réalisé que je ne pouvais pas répondre la même chose que les années suivant les attentats. (...)

Cette période a donc des aspects motivants, voire excitants, qui se mélangent avec l’anxiété sur l’ambiance autour des commémorations, et surtout sur l’après. Cela fait ressortir certains traumas et symptômes.

Cette fragilité provoque souvent de la colère, de plus en plus présente depuis un ou deux ans en ce qui me concerne, et j’ai dû prendre la décision de me mettre un peu en retrait des réseaux sociaux, et plus largement de mes prises de parole publiques, y compris sur les usages politiques de l’histoire. Une bonne idée en définitive. Je suis toujours présent sur les réseaux (y compris X), je relaie ce que je pense important, mais je ne réagis quasiment plus sur les sujets nationaux et internationaux, et sur la manipulation de l’histoire. J’avais tendance là aussi à partir au quart de tour, à vouloir à tout prix réagir et dénoncer, mais c’était épuisant, totalement inutile, et même contreproductif.

Évidemment, il n’y a pas que les rescapés d’attentat qui ont ce rapport aux réseaux et ces questionnements, mais je sentais que mon état risquait de me faire aller trop loin, ou que l’ambiance des réseaux aggraverait ma situation. Cela a été difficile, tant la colère est encore là devant tous les mensonges et les malhonnêtetés que j’ai vus se déverser depuis au moins deux ans, notamment sur l’international, y compris de la part de personnes que je respectais. Mais contrairement à ce que j’ai vécu en 2016 et 2017, j’ai finalement réussi à me protéger. Seule exception que je me permets : réagir aux récupérations politiques des attentats. Là-dessus, je ne laisserai rien passer, que ce soit la fausse compassion ou le relativisme. (...)

Depuis deux, trois ans, je me suis mis au « birding », je repère des chants d’oiseaux et les oiseaux eux-mêmes, et je suis passé à la photo cette année. C’est un plaisir que je peux partager avec très peu de monde, et quand je suis seul, ce sont de vrais moments de détente, presque de méditation. Le souci étant évidemment qu’il faut revenir. Heureusement, j’ai encore des motivations pour le faire, mais ces moments à la campagne sont devenus véritablement une question de survie mentale.

Dans la même logique je pense, je m’intéresse de plus en plus aux animaux, mon empathie pour eux augmente proportionnellement à sa baisse pour l’être humain (...)

oui, j’y ai vu le pire de l’espèce humaine, mais également le meilleur, y compris après. Et les élèves, comme en 2016 et depuis, me donnent toujours un peu d’espoir. Je me raccroche à ce genre de choses pour me persuader que l’humanité vaut la peine de ne pas disparaître, malgré toutes les horreurs qu’elle commet (...)