
Dans Les naufragés du Grand Paris Express, la journaliste Laura Wojcik et la géographe Anne Clerval donnent la parole aux petits propriétaires expropriés et aux locataires expulsés de leur logement pour laisser la place aux futures gares.
(...) Publié le 7 mars 2024 aux éditions Zones, l’ouvrage révèle les dessous de ce « chantier du siècle ». Le but : relier des villes de banlieue entre elles et créer de nouveaux quartiers de gare attractifs avec des logements flambant neufs, comme les Docks de Saint-Ouen (93) ou l’écoquartier du Fort d’Aubervilliers (93). Taille du projet ? Une fois et demie la surface de Paris. Coût de l’opération ? 42 milliards d’euros en 2020. (...)
Pendant cinq ans, les autrices sillonnent neuf futurs quartiers de gares en Île-de-France. Elles rencontrent d’abord ceux qui sont directement touchés parce que leur logement fait partie des 900 acquis par la Société du Grand Paris (SGP) : des petits propriétaires souvent issus de l’immigration et des locataires du parc social. Mais il y aussi ceux, difficiles à comptabiliser, qui sont indirectement touchés : des expulsés de HLM détruits dans le cadre de projets de rénovation urbaine qui s’appuient sur la future gare, des locataires qui ne peuvent plus payer un loyer qui augmente en prévision du nouveau métro ou encore des mal-logés dont le proprio’ souhaite revendre l’immeuble délabré pour un gros pactole… « Ce sont des vies brisées par un rouleau compresseur », résume Laura Wojcik. Interview. (...)
Laura Wojcik : C’est un crève-cœur. Ils doivent déménager quand le métro va enfin desservir leur quartier, après des années à subir des trajets compliqués pour aller et revenir du travail. (...)
L’établissement public de la SGP est un interlocuteur lointain. Ils savent qu’ils vont devoir partir, mais ils ne savent pas quand, ni dans quel contexte, ni avec quelle enveloppe. Pendant des années, ces personnes ne peuvent pas se projeter. Les locataires ont beaucoup de craintes. Ils doivent être relogés dans du parc social équivalent mais il y a de moins en moins de logements sociaux pour les personnes modestes. Donc ils se posent la question légitime :
« Est-ce que je vais devoir aller plus loin ? » (...)
Au début, ils ont affaire à la SGP qui est progressivement remplacée par la SEGAT, un prestataire privé qu’elle a mandaté pour acquérir les biens situés sur le tracé du futur métro. La SEGAT est dans une logique de chiffre et a besoin de résultats. Les habitants décrivent des coups d’accélérateur factice qui donnent un sentiment d’urgence et mettent la pression aux habitants. (...) Comme les prix de l’immobilier augmentent, plus les propriétaires attendent pour vendre mieux ce sera pour eux, mais moins ça le sera pour la SGP. (...)
Les diplômés des grandes écoles qui travaillent pour la SGP m’ont confié un sentiment de perte de sens. Les conséquences sociales de ce projet leur font se poser des questions éthiques très fortes. (...)
On explique à tort les difficultés sociales des quartiers populaires par la concentration géographique des classes populaires, mais celles-ci ne font que rendre visibles les difficultés sociales liées au chômage et aux politiques d’austérité qui touchent en particulier les classes populaires. La mixité sociale n’est rien d’autre qu’un projet de les disperser dans l’espace, ce qui ne réglera rien, au contraire. Au passage, on ignore les atouts de l’ancrage dans un quartier populaire en termes de solidarité, d’entraide et d’accès à des commerces bons marchés ou des emplois ! Aujourd’hui en France, au nom de la mixité sociale, l’État finance des démolitions de logements sociaux sans en créer plus alors qu’on en manque cruellement…