
Témoignages · Les réseaux sociaux, en relayant une image idéalisée et stéréotypée de l’Europe, perturbent la communication entre les jeunes exilés arrivés sur le Vieux Continent et leurs amis et familles restés au pays. Une situation qui pèse notamment sur leurs relations sociales.
À l’époque du numérique et des réseaux sociaux, les échanges entre les personnes immigrées en Europe et leurs amis dans leurs pays d’origine sont intenses et instantanés, bien davantage que, jadis, les échanges de lettres entre les exilés et leurs familles. Au cœur de ces messages dans les deux sens s’ébauche et se défait une image de l’Occident intimement liée aux attentes de part et d’autre et à l’image de soi projetée, bien souvent très éloignée de la réalité vécue.
Du 12 juin au 27 juillet 2022, une enquête a été menée en Côte d’Ivoire dans le cadre d’un master de recherche sur les échecs des migrations infantiles dans les villes d’Abidjan, Daloa, Man et Guiglo. Entre mai et avril 2024, des données complémentaires ont été recueillies dans un but comparatif en France, plus précisément à Marseille (Bouches-du-Rhône). L’étude du contenu des conversations entre les mineurs non accompagnés (MNA) en Europe et leurs amis révèle plusieurs thématiques : on échafaude des stratégies pour préparer un nouveau départ, on fait espérer, on fait douter, on suscite des incompréhensions et on marque des ruptures.
S’inventer une biographie pour optimiser ses chances
Parfois, les débats concernent l’élaboration de nouvelles stratégies pour convaincre celui qui a échoué de tenter à nouveau sa chance. Becker, âgé de 18 ans et de deux de moins lors de l’échec de sa tentative de départ, est l’un des jeunes rencontrés à Man. Il raconte, agacé, le contenu de ses échanges avec l’un de ses amis fraîchement entré en Europe. Ce dernier cherchait à le persuader de reprendre la route de la migration. Face à ses réticences, il lui suggérait des itinéraires et des contacts. Et lui proposait aussi son aide pour la préparation de son argumentaire en prélude à une demande d’asile, une fois arrivé à destination. (...)
En septembre 2022, lors d’une allocution
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devant l’Assemblée générale de l’ONU, le président ivoirien a salué la déclaration du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) du 30 juin de la même année qui mettait fin au statut de réfugié pour les Ivoiriens ayant fui les violences postélectorales.
« Il y a certaines choses avec lesquelles on ne joue pas »
Face à cette situation, certains migrants n’hésitent pas à miser sur les sensibilités liées aux droits humains et, en particulier, sur la défense des minorités victimes de discrimination comme les membres de la communauté LGBTQIA+. L’utilisation de cet argument n’est pas dénuée de sens lorsqu’on vient d’un pays d’Afrique de l’Ouest, où les relations amoureuses et sexuelles entre deux personnes du même sexe sont punies, interdites ou taboues. En Côte d’Ivoire, les personnes LGBTQIA+ sont effectivement marginalisées, et certaines cachent leur orientation sexuelle. Pour ceux qui l’assument aux yeux de tout le monde, le prix à payer est souvent l’exclusion sociale, voire pire. (...)
Jouer sur les identités, fictives ou réelles, demeure une stratégie parmi tant d’autres pour les exilés. Mais elle peut être lourde de conséquences sur l’image auprès des siens si cette identité vient à être découverte. Et même si elle est fictive, ne dit-on pas en Côte d’Ivoire qu’« il y a certaines choses avec lesquelles on ne joue pas » ? L’homosexualité en fait partie. (...)
À Marseille, un mineur non accompagné résume ainsi le contenu de ses correspondances avec ses amis dans son pays d’origine : « Certains Africains ne croiront jamais ce qu’on dit de l’Europe et cela jusqu’à la fin du monde. » Il partage ainsi son exaspération devant la difficulté de convaincre les jeunes restés au pays de l’inexactitude de leur vision d’une vie idyllique en Europe. Certains de ses amis lui réclament constamment de l’argent qu’il n’a pas et refusent de le croire quand il tente de leur expliquer sa situation. Sur les réseaux sociaux pourtant, comme beaucoup d’autres jeunes de son âge, il poste régulièrement des photos de lui où il pose fièrement avec ses amis dans plusieurs lieux emblématiques de Marseille. Ce jeune semble ignorer l’effet des images sur les perceptions des personnes qui les regardent et l’écart pouvant exister entre l’image projetée et la réalité vécue, ainsi que l’ambivalence des réseaux sociaux.
Témoigner d’une réussite, réelle ou espérée (...)
faute de contextualisation et d’explication pour ceux qui les reçoivent, ces images peuvent être interprétées comme le signe d’une mise en scène de la réussite et inciter certains, par conséquent, à formuler une volonté de jouir, d’une façon ou d’une autre, de cette réussite supposée. Tout refus peut dès lors être mal interprété et jugé incohérent avec l’image projetée. (...)
L’image idyllique de l’Europe sur les réseaux sociaux résulte d’une coconstruction des migrants, d’une part, et de leurs entourages dans les pays d’origine, d’autre part. Les photos postées sur les réseaux sociaux par les exilés manquent de contextualisation et sont donc surinterprétées. Ceux qui les reçoivent l’ignorent et les comprennent parfois à l’opposé de la situation vécue par celui qui se met en scène. Cette coconstruction d’un Occident paradisiaque résulte d’une absence mutuelle d’efforts de contextualisation.
« Quand je te parle, tu penses que je m’amuse ? »
Dans certains cas, l’exaspération due à des demandes incessantes de soutien émanant des personnes restées dans les pays de départ peut conduire à des réactions inattendues. (...)
Comment interpréter le silence d’un exilé face aux sollicitations des parents et amis restés au pays ? Le répit est généralement de courte durée après l’arrivée dans le pays d’immigration avant que les sollicitations affluent. Le nouvel arrivant est alors sommé de clarifier sa situation auprès des siens, qui n’y vont pas toujours par des chemins détournés pour réclamer de l’argent. (...)
la communauté ou la famille, qu’elle soit restreinte ou élargie, est censée profiter des retombées de la migration réussie d’un de ses membres : « La réussite de l’émigration est collective ; son échec est individuel », écrivent Manuel Charpy et Souley Hassane. (...)
Dans le souci de ne pas saper le moral des parents laissés au pays, certains préfèrent ne pas évoquer leurs conditions de vie précaires, à moins d’être expressément questionnés sur le sujet. Car comme le disent les auteurs cités ci-dessus : « Aucun émigré-immigré ne livre volontairement son regard sur la société qu’il découvre et qui défait ses illusions. » Si les réseaux sociaux permettent de se mettre en scène et de projeter une image souhaitée de soi, un échec à rejoindre l’Europe ou un retour volontaire motivé par les déceptions de la vie en Europe pourraient être socialement lourds de conséquences. (...)