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Ce qui a nourri et nourrira encore la menace RN
#extremedroite #RN
Article mis en ligne le 15 juillet 2024
dernière modification le 13 juillet 2024

De 1962 à 2023, soixante ans de choix politiques, de déceptions accumulées et de traumatismes, de la guerre d’Algérie aux retraites, en passant par Maastricht et la laïcité, ont nourri un vote de rupture identitaire, exprimé le 7 juillet à des niveaux record et en toute conscience.

La situation est paradoxale. Au soir du dimanche 7 juillet, la troisième place du Rassemblement national (RN) a été accueillie avec soulagement par ses adversaires. Mais il y a toutes les raisons de ne pas baisser la garde et de prendre la mesure de ce qui a fait, et continuera de faire sa « force propulsive » dans les années à venir.

Avec 143 députés, l’extrême droite obtient un nouveau nombre record de sièges à l’Assemblée nationale. En deux ans, son poids dans l’hémicycle a augmenté de 60 %. En sept ans, il a été multiplié par dix-sept. Le RN a certes été mis en échec par un « barrage républicain » au second tour, mais au premier, il a franchi un seuil record de suffrages exprimés. Pour l’expliquer, on ne saurait se contenter de facteurs vagues comme l’expression d’un « ras-le-bol » général ou le déferlement d’une « vague » qui toucherait toute l’Europe.

Un mécontentement populaire peut en effet s’exprimer de bien des manières, et un bulletin RN n’est pas la plus anodine. En outre, parmi les « vieilles » démocraties d’Europe de l’Ouest, la France est celle qui a connu de manière la plus précoce une percée significative et durable de l’extrême droite. Celle-ci est parvenue à des niveaux électoraux jamais vus auparavant, même en comparaison de l’Italie où elle exerce aujourd’hui le pouvoir. Autrement dit, il y a une spécificité française dont il faut prendre la mesure. (...)

Ces dernières semaines, une addition géante a été présentée à la Ve République, mêlant le passif impérial et colonial de l’histoire française, une économie politique néolibérale devenue bombe à fragmentation sociale, une représentation politique défectueuse… Si le vent du boulet n’est pas passé loin, il est crucial de regarder en face tout ce qui a nourri le risque de bascule autoritaire. Voyage en treize moments décisifs.

5 juillet 1962. L’indépendance de l’Algérie, ou la « douleur fantôme » de l’Empire français (...)

Il est souvent rappelé que le FN fut cofondé par un ancien Waffen-SS. Mais plus encore que les relents vichystes et pétainistes persistants, c’est la matrice « Algérie française » qui est cruciale pour comprendre l’idéologie et l’audience du parti lepéniste. C’est sur cette terre qu’est inauguré le second empire colonial de la France à partir de 1830 et qu’il achèvera sa course en 1962, après huit années de guerre dans la seule véritable colonie de peuplement. (...)

« Il y a en France un terreau particulièrement profond de la haine des Arabes, dans la mesure où des stéréotypes raciaux et religieux ont été fabriqués pendant des siècles, abonde l’historien Fabrice Riceputi. Après 1962, l’extrême droite a trouvé l’occasion de se débarrasser du stigmate de la collaboration, en trouvant un nouveau bouc émissaire idéal dans la figure de l’immigré arabe musulman. Elle s’est appuyée pour cela sur une fraction de la société française qui a très mal vécu l’indépendance. »

1983. Quand l’immigration devient un enjeu électoral

Le FN n’a toutefois percé qu’à l’orée des années 1980, à la faveur d’un contexte différent de celui des Trente Glorieuses. La fin de l’empire colonial avait été immédiatement subsumée par une politique gaullienne dite de « la grandeur » sur le plan diplomatique, et de modernisation sur le plan économique. Entre-temps, cependant, le chômage a fait son apparition à des niveaux inédits, alors que le patronat avait beaucoup recouru à la main-d’œuvre étrangère. (...)

Comme lors d’autres périodes similaires de l’histoire de France, décrites par Gérard Noiriel dans un récent « tract » sur la « préférence nationale », la bouc-émissarisation des personnes immigrées s’est enclenchée. (...)

Ce qui a été politisé à ce moment-là n’était pas seulement de la xénophobie. Ce dont une partie de la population a pris conscience en le déplorant, c’est que nombre de travailleurs immigrés ayant contribué à moderniser le pays allaient rester en France avec leurs familles, et qu’ils venaient de l’ancien espace colonial où eux et leurs ancêtres avaient été des sujets de l’Empire. Ce qui n’est pas exactement la même chose que l’installation de la main-d’œuvre italienne ou polonaise, qui reçut son lot de brimades et de stigmatisation.

25 mars 1983. Quand la gauche renonce (...)

Un problème supplémentaire fut l’incapacité des socialistes à enrayer le chômage de masse et à mettre en place un modèle désamorçant la rhétorique anti-immigrés et l’exaltation de l’identité comme compensation psychique au sentiment de déclassement individuel et collectif.

L’annonce officielle, le 25 mars 1983, par Pierre Mauroy, premier ministre de François Mitterrand, d’une « pause » dans l’application du programme de la gauche arrivée au pouvoir le 10 mai 1981 fut un tournant économique et politique crucial. Cette « pause » va en effet devenir définitive et ancrer la France dans le néolibéralisme. Certes, sa voie va être particulière, plus modérée qu’ailleurs dans un premier temps. Mais il n’y aura plus de retour en arrière. (...)

Toutes les politiques économiques qui vont suivre ont confirmé ce choix : une politique de l’offre passant par des baisses d’impôts et de cotisations, la libéralisation financière engagée dès 1984, le « franc fort » et l’affaiblissement des processus de redistribution et des services publics.

À partir de 1983, la part des profits dans la valeur ajoutée française ne cesse de croître, passant de 34 % en 1982 à 40 % en 1990. Jusqu’en 2007, elle est restée autour de 38 %. En parallèle, les salaires nets réels, à qualification constante, ont stagné entre 1978 et 2017.

La politique de l’offre va coûter progressivement de plus en plus cher aux finances publiques, sans parvenir à contrecarrer le ralentissement de la croissance. Comme le tournant de 1983 consacre aussi la décision de faire dépendre le financement de l’État des marchés financiers internationaux, les services publics et l’État social vont être de plus en plus placés sous pression.

Beaucoup des maux d’aujourd’hui remontent donc à ce choix de 1983. Mais le principal d’entre eux est l’idée d’une impuissance de la gauche face aux « forces économiques ». Progressivement, le mécontentement latent vis-à-vis du néolibéralisme va donc chercher d’autres voies et l’extrême droite saura en profiter.

6 octobre 1989. L’« affaire du foulard » redéfinit la question laïque (...)

S’appuyant sur des atteintes réelles à la laïcité, tout un front politico-intellectuel a fini par donner un contenu identitaire et unitaire à ce principe républicain de séparation des Églises et de l’État. « Pour cette mouvance, nous expliquait en 2020 le philosophe Jean-Yves Pranchère, c’est la laïcité qui devrait remplir la fonction de substrat moral à la communauté politique. […] La question de l’intégration sociale est remplacée par le rêve de l’inculcation d’un catéchisme laïque. »

Ce climat a conforté l’agenda nativiste du FN/RN, selon lequel la prétendue homogénéité des natifs et habitants de longue date devrait être protégée des minorités arrivées plus récemment. On retrouve ici la figure de l’immigré arabe musulman, fétichisée en symbole d’altérité radicale.

20 septembre 1992. Le « oui » à Maastricht et la désindustrialisation (...)

Les anciennes zones industrielles se paupérisent, les classes moyennes se sentent menacées, et les zones rurales perdent encore du dynamisme économique. Progressivement, les effets de ces politiques se traduisent par un mécontentement général dont les élections de 2002 sont un reflet : le gouvernement Jospin est contesté à sa gauche et subit le contrecoup de la montée du FN.

29 mai 2005. Le peuple dit non à la Constitution européenne, il est ignoré (...)

L’occasion de revoir la logique économique européenne est perdue et cela va coûter très cher au continent lors de la crise des années 2010 à 2015. Parallèlement, le sentiment de déconnexion et de trahison des élites s’accroît, réduisant la confiance dans le personnel politique.

6 mai 2007. Nicolas Sarkozy et la radicalisation fatale de la droite (...)

2007 voit Jean-Marie Le Pen rétrogradé à la quatrième place du scrutin, en chute de six points. Avec force accents sécuritaires et identitaires, Nicolas Sarkozy croit avoir trouvé la martingale pour débarrasser la droite de cet encombrant rival. (...)

Mais cette stratégie, illustrée par le tristement célèbre discours de Grenoble en 2010, est un désastre à long terme. Elle rebute les franges les plus modérées de l’électorat (dont certaines trouveront refuge dans le macronisme), contribue à la légitimation des thématiques de l’extrême droite dans l’opinion, et favorise la porosité entre les électorats de la droite et du FN/RN, au bénéfice de ce dernier.

Indirectement, le tournant identitariste imprimé à la droite de gouvernement a aussi favorisé le retour d’une gauche peu inspirée et inspirante. L’anti-sarkozysme a fait office pour elle de coagulant électoral efficace, mais lorsque le Parti socialiste (PS) obtient tous les pouvoirs en 2012, son projet et ses alliances sont riches en contradictions. Celles-ci exploseront sous le désastreux quinquennat de François Hollande.

15 septembre 2008. L’entrée dans la « longue dépression » (...)

En France, cette crise touche un des piliers du modèle mis en place après 1983 : la finance. Le pays a le plus grand mal à sortir de la nasse. D’autant qu’à partir de 2010, une nouvelle crise, celle des « dettes souveraines », touche le Vieux Continent. Sous la houlette allemande, l’ensemble de la zone euro engage une cure d’austérité qui fait plonger une deuxième fois la croissance.

Le PIB français ne s’est jamais vraiment remis de ce double choc. (...)

En 2010, le projet de réforme des retraites de François Fillon touche à un tabou : la retraite à 60 ans installée en 1981. Malgré une forte mobilisation syndicale et sociale, elle est passée en force et suivie d’une austérité budgétaire sévère en 2011. (...)

Élu en 2012 sur un programme de rupture avec ces choix (le fameux « mon adversaire, c’est la finance »), François Hollande renonce à faire changer la politique européenne. (...)

2015. Un pays meurtri par les attentats islamistes

Sur le Vieux Continent, les droites radicales et extrêmes ont trouvé leur force propulsive dans le rejet de l’immigration extra-européenne et du multiculturalisme. Depuis au moins le 11 septembre 2001, la représentation d’un Occident en danger face à un islam menaçant s’est cristallisée et a été réactivée à intervalles réguliers. (...)

De fait, le défi idéologique, social et sécuritaire posé par le djihadisme a trop souvent été réduit à des embardées mal maîtrisées, parfois menaçantes pour les libertés publiques, sur le « séparatisme » et la laïcité.

3 mai 2017. Emmanuel Macron, l’autoritarisme néolibéral

Ancien ministre de l’économie et secrétaire général adjoint de l’Élysée, Emmanuel Macron réussit en quelques mois à construire une dynamique électorale autour d’un programme néolibéral assumé, avec un parfum sociétal libéral. Ce bloc bourgeois n’est pas majoritaire mais au second tour, le barrage contre Marine Le Pen lui permet d’entrer à l’Élysée. (...)

14 octobre 2019. Éric Zemmour sur CNews, pointe avancée de la bataille culturelle de l’extrême droite (...)

Le combat contre « l’esprit de Mai-68 » a ouvert la voie à une pensée ouvertement réactionnaire, longtemps tenue en marge de la société et qui s’est répandue dans la littérature avec Michel Houellebecq. C’est sur ce terreau que des polémistes ont popularisé une pensée réactionnaire et raciste, contribuant à rendre certaines idées d’extrême droite non seulement acceptables, mais aussi centrales. (...)

En 2017, Vincent Bolloré, milliardaire connu pour ses positions réactionnaires, rachète iTélé et la transforme en CNews, avec une nouvelle ligne éditoriale centrée sur l’ambition de rendre ces idées acceptables. L’arrivée d’Éric Zemmour en octobre 2019, dans une émission qui lui est consacrée, alors qu’il a déjà été condamné deux fois pour provocation à la haine raciale, précise la révélation de ce projet. (...)

La bataille culturelle est gagnée et beaucoup d’électeurs peuvent, sans complexe désormais, placer un bulletin RN dans l’urne.
2023. Jackpot pour le RN

On ne peut pas comprendre les nouveaux seuils électoraux franchis par le RN entre les élections de 2022 et celles de 2024 sans tenir compte de ce qui s’est produit entre-temps. En l’occurrence, de nombreux événements ont nourri le ressentiment social, l’humeur antipolitique et le repli identitaire dont le RN se nourrit en retour.

Le passage en force de la réforme des retraites, massivement rejetée par l’opinion et encore davantage par les actifs des milieux populaires, a été un épisode marquant au printemps 2023. (...)

À peine le pouvoir promettait-il de l’apaisement que le meurtre de Nahel Merzouk par un policier, le 27 juin, suscitait une vague de révoltes urbaines à l’intensité et à la diffusion supérieures au précédent de 2005. La classique thématique lepéniste de l’insécurité a d’autant plus été réactivée que ces événements ont été cadrés essentiellement sous l’angle de la violence, de l’influence des écrans et de la « démission » des parents, sans que le rapport police-population soit interrogé.

À la fin de l’année 2023, le pouvoir macroniste a enfin offert un énorme marchepied au RN, en mettant à l’agenda une loi immigration une fois de plus restrictive, et incluant surtout des dispositions de « préférence nationale ». Finalement censurée par le juge constitutionnel, cette logique est celle qui a toujours singularisé le RN et justifié le barrage républicain à son égard.

La légitimation du lepénisme et le brouillage des repères politiques ont atteint là un sommet inédit. Une autre illustration en a été la marche contre l’antisémitisme organisée le 12 novembre, durant laquelle Marine Le Pen a pu parader sans difficulté.

2024… et après ? (...)

C’est dans cet écheveau d’archaïsmes, de frustrations et de déceptions accumulées que le RN a tracé son sillon, se présentant comme un vote de rupture, fût-elle excluante, inégalitaire et liberticide.

Combattre cette issue, sur la durée, exige de s’attaquer à toutes les couches sédimentées qui l’ont rendue désirable par un tiers des électeurs et électrices.