
À l’heure où certains rêvent d’échanges commerciaux vertueux, écologiques et protecteurs, il faut rappeler comment les accords de libre-échange portent en eux la spécialisation des économies, l’affaiblissement de la productivité et, pour finir, la baisse des salaires réels.
Dans les discussions récurrentes autour des différents accords de libre-échange et de la place de l’agriculture dans ces accords, un élément est souvent oublié : celui des fondements théoriques de cette politique de libéralisation des échanges. Or, rappeler ces bases permet de reprendre très différemment les débats actuels qui, souvent, manquent l’essentiel du sujet.
Au point de départ de la volonté de libéraliser le commerce se trouve la célèbre théorie formulée par l’économiste britannique David Ricardo en 1817, dans le chapitre 7 de ses Principes de l’économie politique et de l’imposition. Cette théorie des « avantages comparatifs » s’oppose à celle formulée trois décennies plus tôt par Adam Smith dans sa Richesse des nations (livre II, chapitre 5).
Pour Smith, le commerce international concerne l’excédent de production que la consommation nationale ne peut pas absorber. Ce surplus peut être vendu à l’étranger, et ce commerce n’a que des avantages : il encourage la productivité des activités concernées et permet de financer l’achat de ce que le pays ne produit pas. (...)
Ce que défend Ricardo, c’est qu’au nom de l’efficacité économique, c’est-à-dire de la rentabilité globale (on dirait aujourd’hui de la « croissance »), il est nécessaire de sacrifier les activités les moins productives du pays. Et c’est là la fonction principale du commerce. La question est donc moins celle de la compétitivité entre les pays que celle de la compétitivité entre les secteurs.
La construction d’un mythe
La théorie de Ricardo a eu un impact considérable et assez rapide. (...)
La théorie ricardienne a donc présidé à la mondialisation, justifiant la délocalisation en dehors de l’Occident des industries les moins productives pour se concentrer, en théorie, sur les activités les plus rentables.
L’échec de la mondialisation
Il est donc important de saisir la logique du libre-échange : c’est la restructuration interne des économies nationales. Autrement dit, c’est le sacrifice conscient de certaines activités au nom de la compétitivité globale de l’économie. Tous les discours visant à « protéger » ces activités dans le cadre d’un traité de libre-échange sur le thème de la concurrence « déloyale » sont donc hypocrites. Le problème n’est pas la concurrence déloyale, mais bien plutôt la spécialisation intérieure. (...)
Mais c’est précisément ce qui n’a pas fonctionné. Si la première partie du théorème ricardien, celle de la spécialisation, est bien advenue, ce n’est pas le cas de la deuxième, celle de la productivité. La spécialisation a favorisé l’accumulation de capital, mais au prix d’un affaiblissement continu des gains de productivité. (...)
Pour dépasser ce paradoxe, il a fallu comprimer les salaires réels (comme l’a montré une étude récente de l’Institut de recherches économiques et sociales) et appauvrir l’État par des baisses d’impôts et des privatisations. Dans ces conditions, la situation économique et sociale n’a pu que se dégrader. Au point que, désormais, l’agriculture française apparaît comme trop peu productive au niveau de la zone euro et doit, à son tour, être engloutie par le Moloch du libre-échange.
Le sacrifice est d’autant plus délicat que, dans le cas français, il se double d’un deuxième effet lié à l’espace de libre-échange qu’est l’Union européenne : la spécialisation se fait à l’échelle des Vingt-Sept et accroît les déséquilibres internes.
Ce bilan pour les sociétés des pays « riches » n’est d’ailleurs pas isolé. Les États-Unis ou le Royaume-Uni ont connu le même sort, et même des pays restés industrialisés, comme l’Allemagne et l’Italie, ont subi les effets négatifs de la spécialisation (...)
Malgré ces évidences, le libre-échange continue de faire de la résistance, particulièrement dans l’Union européenne et dans certains secteurs de la gauche où l’on vante encore les effets bénéfiques des accords commerciaux sur la croissance potentielle, la prospérité et la paix.
Les ressorts de cette résistance résident autant dans la théorie ricardienne, rarement remise en cause, que dans certaines certitudes, comme l’idée que le protectionnisme serait indissolublement lié à l’appauvrissement, au nationalisme et à la guerre. On trouve là aussi un autre élément clé de la doctrine du libre-échange, celui du « doux commerce » de Montesquieu qui viendrait se substituer à la guerre.
En réalité, le protectionnisme n’abolit pas le commerce, et la période qui précède la Première Guerre mondiale a été à la fois une période de protectionnisme, d’interdépendance croissante et… de montée vers la guerre. (...)
Faux débats, vrais enjeux
En réalité, libre-échange et protectionnisme semblent surtout être les deux faces d’une même réalité, celle des soubresauts de la production de valeur dans le capitalisme. Parfois, il est avantageux pour les capitalistes de défendre le libre-échange ; parfois, ils se font davantage les partisans du protectionnisme. Et c’est bien ce que le caractère simpliste de la théorie ricardienne ne peut saisir. Ce que fait vraiment le libre-échange, et pourquoi il faut s’en méfier (...)
À cela s’ajoute le conflit interne incessant entre les secteurs. Certains demandent de la protection pour éviter de disparaître, d’autres de l’ouverture pour profiter de la spécialisation. Ces lignes de front sont changeantes. Longtemps, le secteur agricole a défendu, dans une logique ricardienne, le libre-échange. Il en est à présent victime et demande des protections. (...)
Chacun tente alors de tirer vers soi les citoyens en prétendant que l’intérêt du capital est le leur. Pour cela, on utilise souvent la séparation entre producteur et consommateur.
Ce débat ressemble beaucoup à celui sur la concurrence sur les marchés intérieurs. Régulièrement, on réclame plus de concurrence pour régler les maux de l’économie. Mais on oublie ses effets pervers, notamment sur l’emploi et les salaires, et on oublie aussi que ce sont les phases de concurrence qui produisent les phases de concentration. (...)
si le protectionnisme peut permettre de protéger des secteurs moins compétitifs ou menacés, il ne règle pas la question centrale, qui est bien celle de la finalité de la production et des moyens de répondre aux besoins sociaux.
Ni le libre-échange ni le protectionnisme ne sont réellement capables de répondre à ces défis. (...)
Dès lors, il semble urgent de sortir de l’illusion de la possibilité d’« améliorer » le libre-échange, mais aussi de celle voulant « protéger » l’existant par les droits de douane. Sous la pression des conséquences de la mondialisation comme de celles de la crise, la priorité doit être à l’organisation de la production en réponse aux besoins. Sans doute faut-il revenir à une vision du commerce international guidée non pas par la rentabilité mais par cette exigence.