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Capitalisme et racisme. L’apport fondamental du marxisme noir
#capitalisme #racisme #colonialisme #exploitation #marxisme
Article mis en ligne le 16 mai 2025
dernière modification le 13 mai 2025

es marxistes sont souvent accusés d’ignorer ou de minimiser le racisme, voire de le « réduire » à la classe sociale. Mais une telle critique occulte une riche tradition de théorisation marxiste de l’oppression raciale, connue sous le nom de « marxisme noir ».

La tradition de la pensée marxiste noire – qui comprend W. E. B. Du Bois (1868-1963), C. L. R. James (1901-1989) et Frantz Fanon (1925-1961), entre autres – insiste à la fois sur l’importance historique du capitalisme dans l’oppression raciale et sur les conséquences destructrices de cette oppression pour les travailleurs·ses noirs et l’ensemble de la classe travailleuse.

(...)
Jonah Birch – Vous avez récemment fait l’éloge du marxisme noir dans Catalyst. Qu’entendez-vous exactement par « marxisme noir » ?

Jeff Goodwin – Ce terme fait référence aux écrivains, organisateurs et révolutionnaires africains, afro-américains et afro-caribéens qui se sont appuyés sur la théorie marxiste pour comprendre – et mieux, détruire – à la fois l’oppression raciale et l’exploitation de classe, y compris le colonialisme. Il s’agit donc d’une tendance théorique et politique au sein du marxisme. Elle est analogue au féminisme marxiste, qui s’inspire lui aussi de la théorie marxiste pour analyser l’oppression des femmes.

On entend parfois dire que le marxisme a un « problème de race », sous-entendant que les marxistes ne prennent pas la question raciale au sérieux. Mais honnêtement, je ne vois aucune autre tradition théorique ou politique — qu’il s’agisse du libéralisme, du nationalisme noir ou de la théorie critique de la race — qui offre plus d’éclairages sur l’oppression raciale que le marxisme. Et cela est largement dû à la tradition marxiste noire. (...)

Jonah Birch – Quels sont, selon vous, les principes fondamentaux du marxisme noir ?

Jeff Goodwin – Le marxisme noir n’est pas homogène, mais son idée centrale est que le capitalisme a été historiquement le principal pilier de l’oppression raciale à l’ère moderne. Par oppression raciale, j’entends la domination ou le contrôle politique, juridique et social des peuples africains et noirs.

Que signifie dire que le capitalisme est le principal pilier ou fondement de l’oppression raciale ? Les marxistes noirs mettent en avant deux caractéristiques fondamentales du capitalisme :

1/ La recherche incessante de main-d’œuvre et de ressources bon marché par les capitalistes

2/ La concurrence entre les travailleurs pour l’obtention d’un emploi

Ces deux dynamiques sont, selon eux, les causes profondes de l’oppression raciale.

L’oppression raciale ne se confond pas avec l’exploitation de classe, mais elle la facilite :(...)

Affirmer que le racisme, dans sa forme moderne, est un produit du capitalisme ne revient en aucun cas à minimiser ses conséquences horribles. Bien au contraire. Les marxistes noirs soulignent que les peuples noirs, à l’ère moderne, ont été confrontés à une domination politique et sociale ainsi qu’aux formes extrêmes d’exploitation économique que cette domination a rendues possibles. L’oppression politique des peuples noirs est une injustice en soi, mais elle permet également des formes d’exploitation du travail particulièrement brutales.(...)

L’’un des moyens de maintenir une main-d’œuvre bon marché et docile est de l’opprimer politiquement — c’est-à-dire de la dominer et de la contrôler afin de l’empêcher de s’organiser et de résister efficacement. Les capitalistes préféreraient oppresser l’ensemble des travailleurs, mais une alternative consiste à exercer une domination plus marquée sur une partie significative de la classe ouvrière — qu’il s’agisse des femmes, des immigrés ou des travailleurs noirs.

Les marxistes noirs affirment que les Noirs ont été soumis à une oppression terrible de la part des capitalistes, de l’État et de la police, non pas comme une fin en soi ou par pure malveillance raciale. Là où existent des formes massives de domination et d’inégalité raciales, l’objectif est généralement de faciliter l’exploitation et le contrôle du travail noir – pensons à l’esclavage dans les plantations, au métayage ou encore aux emplois précaires et faiblement rémunérés aux États-Unis. (...)

Bien sûr, les motivations derrière les actes individuels de racisme sont complexes et ne peuvent pas toujours être expliquées uniquement en ces termes. Mais le marxisme noir ne cherche pas à analyser les comportements individuels : son objectif est d’identifier les forces motrices des institutions de domination raciale à grande échelle. Et son postulat central est que l’exploitation du travail — l’exploitation de classe — constitue généralement cette force motrice. Il est donc essentiel de distinguer le racisme institutionnalisé du racisme interpersonnel.

Jonah Birch – Je remarque que vous parlez des peuples noirs au pluriel. Je suppose que c’est pour souligner l’hétérogénéité des groupes culturels et ethniques d’Afrique qui ont été colonisés ou réduits en esclavage et amenés dans le Nouveau Monde.

Jeff Goodwin – Oui, tout à fait, et cela vaut aussi pour l’ensemble des peuples colonisés. W. E. B. Du Bois écrit quelque part – dans Color and Democracy, je crois – que les peuples colonisés possèdent des histoires, des cultures et des caractéristiques physiques extrêmement variées. Ce qui les unit, ce n’est pas leur race ou leur couleur de peau, mais la pauvreté issue de l’exploitation capitaliste. Leur race, explique Du Bois, est la justification apparente de leur exploitation, mais la véritable raison est la recherche de profits à travers une main-d’œuvre bon marché, qu’elle soit noire ou blanche. Il insiste d’ailleurs sur le fait que l’oppression des travailleurs noirs a aussi eu pour effet d’abaisser le coût de la main-d’œuvre blanche. (...)

Cela ne signifie pas pour autant que certaines idées racistes et suprémacistes n’aient pas précédé le capitalisme. Cependant, leur portée et leur influence sont longtemps restées limitées, jusqu’à ce qu’elles soient associées aux intérêts matériels des capitalistes et des États puissants. À partir de ce moment, elles ont été systématisées, institutionnalisées et sont devenues une force matérielle à part entière.

Ainsi, la race devient à la fois un critère social et une justification morale de l’oppression politique et sociale, rendant l’exploitation de la main-d’œuvre noire plus facile et plus intensive qu’elle ne pourrait l’être autrement. Mais il y a plus encore. Comme je l’ai mentionné, les travailleurs qui ne sont pas directement opprimés sur le plan racial voient néanmoins leur propre travail dévalorisé et leur pouvoir collectif amoindri par la fracture raciale créée par l’oppression des travailleurs noirs. Pour les marxistes noirs, le racisme est donc un enjeu fondamental, ce qui contredit l’idée que le marxisme aurait un « problème racial ». En aucun cas, les marxistes noirs ne sont des « réductionnistes de classe ».

Lorsque la domination et l’inégalité raciales sont institutionnalisées à grande échelle, elles visent généralement à faciliter l’exploitation et le contrôle de la main-d’œuvre noire.

L’oppression politique des Noirs est en elle-même une injustice, mais elle favorise aussi certaines des formes les plus brutales d’exploitation du travail. Historiquement, les travailleurs blancs ont été exploités, parfois de manière assez impitoyable, mais aux États-Unis, ils n’ont jamais été confrontés à une oppression politique, juridique et sociale comparable à celle des travailleurs noirs. (...)

L’ouvrage Class Struggle and the Color Line, édité par Paul Heideman, rassemble les écrits de nombreux socialistes et communistes étatsuniens, noirs et blancs, y compris ceux de Debs, illustrant à quel point il était crucial de combattre et de démanteler le racisme au sein de la classe ouvrière et dans la société en général.

Aujourd’hui, il est clair que la plupart des marxistes, en grande partie grâce aux travaux des marxistes noirs, reconnaissent que les diverses institutions, lois et normes d’oppression raciale ne se limitent pas à l’exploitation de la main-d’œuvre noire, mais sont tout aussi néfastes – tout en contribuant à renforcer cette exploitation. Les pratiques racistes sont profondément enracinées dans les lieux de travail, où elles se manifestent directement « au point de production », mais elles s’étendent également à l’ensemble de la société et influencent les relations entre les gouvernements et leurs citoyens. Ces institutions, lois et pratiques racistes doivent être combattues de concert avec la lutte contre l’exploitation de classe. (...)

Jeff Goodwin – Certains marxistes noirs soulignent que les travailleurs blancs peuvent adopter un racisme violent, bien que celui-ci soit différent de celui des capitalistes. L’un des principes fondamentaux du marxisme noir est que le racisme n’est pas uniforme – il prend différentes formes selon les contextes économiques et politiques. Pour les travailleurs blancs, le racisme est souvent motivé par la crainte que les travailleurs noirs – ou certains groupes ethniques, ou encore les immigrés – ne prennent leurs emplois ou ne fassent baisser leurs revenus parce qu’ils sont prêts à travailler pour des salaires inférieurs soit par contrainte, soit par nécessité.

Les capitalistes exploitent naturellement cette peur. (...)

Cela donne lieu à ce que l’on appelle un marché du travail divisé, où les travailleurs noirs sont relégués à des emplois précaires et moins bien rémunérés, voire totalement exclus du marché du travail.

Là encore, les croyances racistes ou suprématistes deviennent des outils de justification de ces exclusions et ces violences. L’expression « marché du travail divisé » a été développée dans les années 1970 par une sociologue marxiste, Edna Bonacich, mais l’idée remonte au moins à Du Bois.

Il est important de rappeler que les travailleurs n’ont pas le pouvoir d’embaucher ou de licencier – c’est le rôle des capitalistes. Ainsi, les marchés du travail divisés n’apparaissent que lorsque les capitalistes ont un intérêt à répondre aux demandes des travailleurs racistes. Toutefois, il arrive que les capitalistes s’opposent aux exigences des travailleurs visant à exclure les Noirs de certaines professions ou industries, notamment en période de pénurie de main-d’œuvre, qu’il s’agisse de travailleurs qualifiés ou de postes vacants à la suite de grèves. Aux États-Unis, les capitalistes ont souvent eu recours à des travailleurs noirs comme briseurs de grève pour remplacer les travailleurs blancs en grève, ce qui avait pour effet d’affaiblir les grèves et d’attiser les animosités raciales des travailleurs blancs, renforçant ainsi la fracture raciale au sein de la classe ouvrière.

Les marxistes ne considèrent évidemment pas le racisme de la classe ouvrière comme inévitable. (...)

L’implication politique de cette perspective est que les luttes de classe seront – et devront être – une composante essentielle de toute stratégie de libération des Noirs ou de décolonisation, à la fois sur le lieu de travail et dans la société civile. (...)

La solidarité de classe est d’autant plus cruciale lorsque les travailleurs racialisés opprimés constituent une minorité, comme c’est le cas aux États-Unis. (...)