Après la censure du gouvernement Barnier, Bruno Daugeron, professeur en droit public, pointe les ressemblances et les différences avec le précédent de 1962. Selon lui, nous payons l’addition de décennies d’un « présidentialisme majoritaire » devenu impraticable.
La chute était annoncée. Mercredi 4 décembre, pour la deuxième fois dans l’histoire de la Ve République, une coalition d’oppositions s’est formée pour démettre le gouvernement en place. Mais le régime est désormais vieux de 66 ans. Il n’est plus en train de se former et de se consolider, mais de se dérégler.
Professeur en droit public à l’université Paris-Cité, Bruno Daugeron souligne en tout cas que depuis la nomination de Michel Barnier, la classe politique se retrouve en terra incognita. La pratique des institutions ne peut, selon lui, correspondre à « aucun des cas de figure connus » depuis 1962.
Pour l’auteur de Droit constitutionnel (PUF, 2023), la clé ne réside pas dans une nouvelle élection présidentielle, mais dans la façon de gérer la place acquise par l’extrême droite. (...)
Après le renversement et la démission de Pompidou, le général de Gaulle a en effet pu décider de la dissolution de l’Assemblée nationale. De nouvelles élections ont alors permis l’avènement de ce qu’on a appelé, après coup, le « fait majoritaire ». Les députés gaullistes ont acquis une majorité absolue, et ils se sont révélés disciplinés au long de la mandature allant de 1962 à 1967.
Au contraire, le renversement et la démission de Barnier ne peuvent pas être suivis d’une dissolution. Pour exercer ce droit, le président de la République doit encore attendre sept mois. Il est donc contraint de nommer quelqu’un d’autre. (...)
Le premier ministre n’était plus le produit de la volonté du président couronnée par une majorité parlementaire. Mais il n’était pas non plus le produit d’une majorité hostile au président. C’est pourquoi j’ai alors parlé d’une « voie étroite ».
Pourquoi cette voie étroite a-t-elle échoué ?
D’abord, elle a marché un petit peu. S’il n’y avait pas de majorité au singulier, il y a tout de même eu des formations ponctuelles de majorités, au cas par cas. Des projets de lois et des amendements ont été adoptés avant la motion de censure de mercredi soir, par exemple sur l’audiovisuel public ou les droits de succession.
La difficulté était que sans « matrice de comportement » prévisible des députés en faveur de Michel Barnier, celui-ci était exposé à ce qu’il s’en forme une contre lui. C’est ce qui s’est produit sur le budget : les deux pôles les plus à droite et à gauche de l’Assemblée se sont ligués contre lui.
En quoi la période que nous vivons illustre-t-elle les mutations de la Ve République que vous étudiez dans votre dernier ouvrage ?
L’avantage affiché du présidentialisme majoritaire, à peine troublé par des parenthèses de cohabitation, était celui de la stabilité. Le problème, c’est que celle-ci était artificiellement produite par un mode de scrutin qui faisait qu’avec 30 % des voix ou moins au premier tour, une force emportait plus de 50 % des sièges. L’inconvénient était d’étouffer les griefs et les aspirations de pans entiers de l’opinion publique, invités à s’exprimer une fois tous les cinq ans, puis à subir.
En se reposant sur ce système, les gouvernants ont refusé de voir une protestation qui montait dans la société et les a finalement débordés, au point que les mécanismes de stabilité ont été déjoués. La perspective de voir accéder le Rassemblement national (RN) au pouvoir a même conduit le camp présidentiel et la gauche à casser volontairement le mécanisme d’amplification du mode de scrutin à deux tours, au moyen de désistements mutuels, mais sans prolonger cette coopération au sein du Parlement.
Le véritable enjeu, c’est la gestion du poids électoral acquis par le RN.
Le résultat, c’est que tout est déréglé. La Ve République a été fondée pour répondre à une situation particulière, dans laquelle il n’y avait pas de matrice de comportement stable des députés. On a voulu les forcer à la discipline, au point d’aboutir à une situation inverse de « surdomination » de l’exécutif, lequel ne devait surtout pas être empêché de gouverner. Cela ne marche plus, mais aucun acteur ne va au bout d’une logique alternative, qui exigerait des compromis entre forces constituées au niveau parlementaire, voire gouvernemental. (...)
Cela laisse deux choix : soit des forces brisent le cordon sanitaire et assument d’intégrer réellement le RN et ses alliés à une expérience de pouvoir ; soit les composantes du fameux front républicain coopèrent au Parlement, voire au gouvernement. Dans tous les cas, cela implique de sortir d’une logique purement partisane et exclusive.
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