
À coups de millions de dollars, la Fondation Bill & Melinda Gates contourne et façonne les politiques internationales en matière d’agriculture. Les grands gagnants de ce jeu antidémocratique : les agro-industriels.
À la COP28 à Dubaï, en décembre dernier, Bill Gates a été accueilli comme une star. Le milliardaire étasunien a reçu les applaudissements des représentants des États lors d’un sommet dédié à la transformation des systèmes alimentaires, organisé le 1er décembre par la présidence émiratie. Au nom de sa fondation Bill & Melinda Gates (BMGF de son acronyme anglais), celui qui a fait sa fortune grâce à l’empire Microsoft a promis, en partenariat avec les Émirats arabes unis, une enveloppe de 200 millions de dollars (187 millions d’euros) pour l’innovation en agriculture.
Ce coup de projecteur — c’était la première fois qu’une déclaration sur l’agriculture était adoptée lors du plus grand sommet dédié au climat — illustre la place jouée par la BMGF dans le cadrage international de la question agricole. Et pour cause. Déjà dominante dans le secteur de la santé, la BMGF est devenue le plus gros investisseur à vocation philanthropique en agriculture. Ses fonds sont immenses. (...)
Quatrième fortune mondiale, Bill Gates est déterminé « à construire un monde meilleur, en conformité avec [ses] idéaux », remarquait Peter Hägel, qui a participé au livre Philanthropes en démocratie (Puf/Vie des idées, 2021). Pour cela, l’« outil » de la philanthropie lui permet « de contourner, de remplacer ou de façonner les politiques publiques », selon le spécialiste de politique comparative internationale à l’université américaine de Paris. Ainsi, tout à fait légalement, Gates et les autres philanthropes — auxquels on pourrait ajouter les grands groupes agro-industriels auxquels ils sont liés — « violent le droit à l’autodétermination collective », résume le chercheur.
Un discours « à l’unisson des intérêts des géants industriels »
La fondation Gates entend résoudre les problèmes des paysans pauvres en « investissant dans l’agriculture en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud » parce que « la croissance du secteur agricole est le moyen le plus efficace de réduire la pauvreté et la faim », selon le site de la fondation. Celle-ci n’a pas donné suite à nos questions.
Cette vision productiviste est mise en pratique dès 2006 dans le programme phare Alliance pour la révolution verte en Afrique (Agra). Depuis, l’Agra est la cible de nombreuses critiques par les organisations de développement (...)
Une étude internationale publiée en 2020 par la Fondation Rosa-Luxembourg souligne les « fausses promesses » d’un programme qui prétendait « doubler les rendements agricoles et les revenus de 30 millions de ménages de petits producteurs de denrées alimentaires d’ici 2020 » (...)
« La Fondation Gates assume une activité d’influence auprès des gouvernements pour diffuser sa vision de l’agriculture. Son discours, à l’unisson des intérêts des géants industriels du secteur, se concentre sur l’augmentation de la productivité agricole, en utilisant plus d’intrants, des biotechnologies et autres nouvelles technologies », confirme Eve Fouilleux, directrice de recherche en sciences politiques au CNRS. (...)
La politiste souligne que « ce discours domine dans de nombreuses instances de l’ONU sur le développement agricole et la sécurité alimentaire, alors que les principales explications de la faim dans le monde sont la pauvreté, le manque d’accès à la terre et les guerres, et seulement très rarement un déficit de production. »
Les conflits d’intérêts à la COP28
Cette vision univoque et productiviste du développement agricole, Marie Cosquer, d’Action contre la faim, l’a retrouvée à la COP28La politiste souligne que « ce discours domine dans de nombreuses instances de l’ONU sur le développement agricole et la sécurité alimentaire, alors que les principales explications de la faim dans le monde sont la pauvreté, le manque d’accès à la terre et les guerres, et seulement très rarement un déficit de production. »
Les conflits d’intérêts à la COP28
Cette vision univoque et productiviste du développement agricole, Marie Cosquer, d’Action contre la faim, l’a retrouvée à la COP28 (...)
Preuve supplémentaire de l’importance de Gates : c’est la présidente d’Agra, Agnes Kalibata, qui a été choisie comme conseillère spéciale sur l’agriculture à la COP28. (...)
Marie Hrabanski, sociologue au Cirad, confirme (...)
« Un exemple emblématique d’une approche fondée sur le déploiement de solutions technologiques n’impliquant aucune réflexion systémique sur le modèle agricole à promouvoir » (...)
En 2021, le sommet des Nations Unies sur la sécurité alimentaire (UNFSS) où Agnes Kalibata, toujours elle, était la représentante spéciale sur la sécurité alimentaire, a été décrit par plusieurs analystes comme une prise en main des enjeux alimentaires par les industriels. (...)
Nombre d’organisations de la société civile, de mouvements sociaux et d’universitaires spécialisés dans le domaine de l’alimentation avaient d’ailleurs choisi de boycotter le sommet de 2021. (...)
Bill Gates est devenu le plus grand propriétaire agricole des États-Unis avec quelque 100 000 hectares répartis sur dix-sept États, selon The Land Report.
Financement de la recherche agricole (...)
« Comme nombre de donateurs philanthropiques, la BMGF recherche des retours sur investissements rapides et tangibles et favorise donc des solutions ciblées et technologiques » (...)
Et Bill Gates cherche à doubler la mise. (...)
Des experts de l’Ipes Food, dont le président est le rapporteur spécial des Nations Unies à l’extrême pauvreté et aux droits humains, Olivier De Schutter, se sont émus du rôle de la BMGF au sein du CGIAR. D’autant que celle-ci a poussé à une centralisation du pouvoir de décisions. Dans un rapport, ils dénoncent une restructuration « imposée et accompagnée de menaces de coupes budgétaires en cas de refus des centres individuels. Les gouvernements et les instituts agricoles des pays du Sud, qui sont censés être les principaux bénéficiaires du CGIAR, n’ont pas été suffisamment consultés. Les points de vue des agriculteurs, de la société civile et des chercheurs publics des pays du Sud n’ont pas été sollicités. »
Déployée au Sud pour enrichir le Nord
La défense d’une agriculture industrielle au Sud assure aussi des retours d’investissements au Nord. Plusieurs travaux montrent qu’une grande partie des fonds alloués par la BMGF revient à des groupes basés en Amérique du Nord et en Europe. Un rapport de l’ONG Grain de 2021 montre par exemple que près de la moitié des subventions agricoles de Gates vont directement à des organisations occidentales (...)
L’asymétrie de pouvoir en faveur d’intérêts industriels occidentaux n’est pas nouvelle dans l’histoire du développement agricole. Marie Cosquer, d’Action contre la faim, rappelle « que beaucoup de dirigeants sont séduits par les solutions technologiques. Le technosolutionisme est une porte de sortie plus facile qu’une remise en question de tout un système ».
Or, de nombreux experts des questions agricoles et alimentaires pointent l’impasse d’une agriculture techno-industrielle pour sortir les petits paysans de la pauvreté et leur permettre de s’adapter au changement climatique. (...)