
La frappe israélienne visant des responsables du Hamas dans la capitale du Qatar a suscité la sidération dans les pays de la péninsule Arabique. Plus encore que l’attitude d’Israël, le soutien au moins implicite des États-Unis à cette attaque bouleverse les équilibres.
Il n’y a plus d’allié qui vaille, et le « deal » entre les pays de la péninsule Arabique et les États-Unis, à savoir des investissements massifs dans l’économie états-unienne contre la protection de Washington, était pipé. Voici en résumé la conclusion tirée dans les palais du Golfe persique après le choc du raid israélien contre un bâtiment résidentiel de Doha, la capitale du Qatar.
Mardi 9 septembre, Israël a en effet encore attaqué un État souverain. Mais cette fois-ci, ce n’est pas le Liban, la Syrie, le Yémen ou l’Iran, autant de pays considérés comme ennemis par l’État hébreu. Très loin de là : le Qatar est une pièce maîtresse pour les meilleurs et plus fidèles amis de Tel-Aviv dans la région, les États-Unis. (...)
Donald Trump s’y est lui-même, à la mi-mai, rendu lors de sa tournée régionale. Il avait été reçu avec tous les honneurs par l’émir, et surtout avec un cadeau digne de sa mégalomanie, et de son mauvais goût : un Boeing luxueux à 400 millions de dollars pour remplacer le vieil Air Force One présidentiel. (...)
Trahison états-unienne
Que Tel-Aviv décide de frapper cet intermédiaire ami en plein processus de négociation constitue déjà une déchirure dans tous les usages de la diplomatie internationale, qui veulent qu’on n’attaque pas le facilitateur.
Mais surtout, personne ne croit que l’opération n’a pas reçu, sinon l’appui, du moins le feu vert de Washington.
Certes, Donald Trump s’est montré gêné aux entournures. Quelques heures après l’attaque, qui a échoué à tuer les responsables du Hamas rassemblés dans l’immeuble pour discuter de sa dernière proposition, mais qui a quand même fait six morts, il a écrit sur son réseau Truth Social un post sur le mode « Je n’y suis pour rien, Nétanyahou a décidé tout seul ». (...)
« Les dirigeants du golfe Persique se rendent compte que soit Trump joue un double jeu, soit il est totalement dépassé. » Fatiha Dazi-Héni, spécialiste du golfe Persique (...)
Le porte-parole du ministère qatari des affaires étrangères, Majed al-Ansari, a démenti le président états-unien : « Les déclarations selon lesquelles le Qatar aurait été informé à l’avance de l’attaque sont sans fondement. L’appel d’un responsable américain a eu lieu alors que les explosions étaient entendues à Doha. »
Une assertion à laquelle croient les États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui regroupe le Qatar, l’Arabie saoudite, Oman, le Koweït, les Émirats arabes unis et Bahreïn. « Ils sont persuadés que l’opération israélienne a été réalisée avec le soutien américain, pour des questions de couverture radar, et peut-être même de ravitaillement en vol des avions, assure Xavier Guignard, chercheur associé au centre de recherches Noria et auteur de Comprendre la Palestine (Les Arènes, 2025). Personne ne pense que les Américains ne puissent pas être impliqués. »
Des États médiateurs, laissés sans protection
Ce qui est en cause, pour l’ensemble des dirigeants de la région, n’est rien moins que la fiabilité de Washington. (...)
Dans un cas comme dans l’autre, Benyamin Nétanyahou semble jouir d’une marge de manœuvre considérable, qui lui permet d’envoyer ses avions de chasse frapper où il veut, quand il veut, sans craindre l’admonestation de Washington. Le premier ministre a ainsi menacé à nouveau le Qatar, en comparant l’action d’Israël à celle des États-Unis après le 11 septembre 2001 : « Je dis au Qatar et à tous les pays qui abritent des terroristes : soit vous les expulsez, soit vous les traduisez en justice, car si vous ne le faites pas, nous le ferons. » (...)
Le rôle de médiateur, même avec l’assentiment des États-Unis, ne garantit plus aucune protection. Qui sera le prochain, la Turquie, qui accueille aussi des responsables du Hamas ? L’Égypte, autre médiateur ? Les questions sont vertigineuses et parcourent les capitales de la région. D’autant que les négociations, dans le cas de la frappe contre Doha, ont fait office de leurre, et ce n’est pas la première fois, calculent les monarchies et les émirats. (...)
Toute l’architecture de sécurité de la péninsule Arabique vacille. « Cela a brisé un postulat que ces dirigeants partageaient tous : celui selon lesquelles les garanties de sécurité américaines et l’aura de neutralité du Golfe les protégeraient d’une action militaire israélienne analyse Andreas Krieg, maître de conférences à la School of Security Studies du King’s College de Londres. L’idée que des avions ou des missiles israéliens puissent frapper une capitale comme Doha, le centre diplomatique de la région, bouleverse tous les dirigeants du Golfe. Elle sape le sentiment que la souveraineté est sacro-sainte dans le Golfe, une ligne rouge même en temps de guerre. »
Et crée un effet de sidération, car, comme le rappelle Fatiha Dazi-Héni, « les pays du Golfe se sont engagés à prendre leurs distances avec la tech chinoise, à investir des financements importants dans la tech américaine et ils se rendent compte qu’avec l’administration Trump, ce sont les intérêts israéliens qui importent et eux seuls ».
Solidarité avec le Qatar
Les chefs d’État de la région ont donc fait corps autour de l’émir du Qatar, même si leurs intérêts divergent (...)
Le choc, cependant, ne signifie pas des conséquences immédiates spectaculaires. Une réplique militaire est évidemment hors de question, ne serait-ce parce que tout l’armement des pays de la péninsule est fourni par les États-Unis et inemployable sans leur accord.
Un retrait des accords d’Abraham par les pays signataires, Émirats arabes unis et Bahreïn, semble tout aussi illusoire, les deux étant beaucoup trop attachés à leurs relations avec Israël et les États-Unis pour sortir de ce que Donald Trump considère comme sa belle ouvrage. (...)
La ligne rouge dessinée par les Émirats arabes unis, ont-ils affirmé le 3 septembre, serait l’annexion de tout ou partie de la Cisjordanie. Un retrait des accords d’Abraham n’a pas été évoqué par Abou Dhabi après la frappe contre les responsables du Hamas à Doha.
Quarante-huit heures après le raid, le Qatar en reste toutefois aux protestations orales. Il s’en est pris fortement à Benyamin Nétanyahou, tout en envoyant un message public à Washington. C’est en effet sur CNN que le premier ministre, Mohammed ben Abdelrahmane Al-Thani, a déclaré que l’émirat allait réévaluer son rôle de médiateur, Nétanyahou ayant « tout simplement tué tout espoir pour [les] otages ».
Il a aussi affirmé que son homologue israélien, déjà recherché par la Cour pénale internationale, devait être traduit en justice. « C’est du terrorisme d’État », a-t-il lancé pour qualifier la frappe contre l’immeuble de Doha, avant d’ajouter : « Quand nous discutions avec les Israéliens, nous pensions avoir affaire à des acteurs “réguliers”. Mais Nétanyahou, lui, n’a aucune limite. »
Pour le moment, Doha teste la solidarité de ses pairs. L’émirat a indiqué avoir convoqué un sommet arabo-islamique dimanche 14 et lundi 15 septembre.