Pendant longtemps, les termes « anarchiste » et « libertaire » ont été indissociables aux yeux des militants, qui les revendiquaient pour définir leur positionnement dans le champ politique, ou, plus exactement, en dehors et en rupture avec lui dès lors qu’il était confondu avec la scène politicienne. Il en allait de même pour ceux qui les combattaient ou les réprouvaient : outre les gardiens officiels de l’ordre bourgeois, les membres des autres partis, de gauche ou de droite, les journalistes de toutes obédiences et l’« opinion publique » formatée par les uns et les autres s’accordaient à mettre anarchistes et libertaires dans le même sac.
De nos jours, cette association de mots n’a rien perdu de sa pertinence pour les intéressés, même s’ils tiennent à préciser, comme ils l’ont toujours fait, en quoi et pourquoi ces dénominations ne sont pas pour autant synonymes. L’anarchisme, rappellent-ils, a pour dynamique et horizon l’auto-émancipation collective des travailleurs vis-à-vis des pouvoirs qui les oppriment et les exploitent, laquelle implique l’auto-libération des individus — c’est le versant libertaire — à l’égard des institutions, des normes et des croyances qui les aliènent. Mais le distinguo ainsi opéré entre les deux notions n’en fait que mieux ressortir la complémentarité sémantique et politique. C’est pourquoi l’hebdomadaire français de la Fédération anarchiste a gardé son intitulé : Le Monde libertaire.
En revanche, à l’extérieur des cercles restreints pour qui l’existence de l’Etat demeure plus que jamais attentatoire aux libertés qu’il est censé garantir, il semble que, depuis quelque temps déjà, le couplage anarchiste-libertaire n’aille plus de soi. Mieux encore : à lire ou à entendre ce qui s’écrit et se dit communément sur le sujet, on aurait affaire à une alliance de mots saugrenue. Il est devenu courant, parmi les politiciens, les intellectuels à gages ou dans la presse de marché, d’opposer de manière dichotomique anarchiste et libertaire. D’un côté, l’anarchisme tend maintenant à remplacer, « lutte contre le terrorisme » aidant, le communisme défunt — ou plutôt ce qu’on tenait pour tel — comme figure du Mal aux côtés de l’intégrisme islamiste ; de l’autre, l’épithète « libertaire » en est venue à constituer un label culturel et médiatique très prisé par toutes sortes de rebelles de confort pour enrober d’un vernis anticonformiste leur adhésion à l’ordre établi (...)
Dissociée d’un anarchisme relégué parmi les doctrines périmées de transformation sociale (3), l’appellation « libertaire » accompagnera une libération des mœurs et des esprits qui fera bon ménage avec la libéralisation de l’économie, au point d’accoucher de ce mutant oxymorique : le « libéral-libertaire ».
Avant d’être érigée en concept, au sens publicitaire du terme, cette formulation fut une accusation lancée par un sociologue du Parti communiste français (PCF) pour fustiger l’avènement d’un « capitalisme de la séduction » à la fois répressif au plan social et permissif au plan sociétal — ce néologisme sera mis sur orbite idéologique un peu plus tard (...)
Au fil des années, marquées précisément par l’accentuation des inégalités, de la précarité et de la pauvreté, l’appariement libéral-libertaire va perdre peu à peu sa crédibilité, sans entraîner pour autant un recouplage du libertaire avec l’anarchisme. Au contraire, la dissociation entre les deux ne fera que s’accentuer. Tandis que ce dernier se voyait de plus en plus criminalisé, avec la reprise des luttes fondées sur l’action directe en réaction à l’aggravation de la marginalisation de masse et au durcissement de la répression, la position — pour ne pas dire la pose — libertaire jouissait d’une vogue accrue au sein du complexe politico-médiatique. (...)
Désormais préoccupé avant tout de son épanouissement personnel immédiat, le néo-petit-bourgeois « libertaire » rejettera toute perspective d’autoémancipation collective, perçue comme une menace contre la démocratie et l’Etat de droit.
Cantonnée au mode de vie conçu comme style de vie, la non-conformité n’a donc plus de raisons de s’en prendre aux normes et aux codes officiels puisque leur « transgression » individuelle, institutionnalisée, subventionnée et mercantilisée, participe maintenant du renouvellement de la domination capitaliste. En contrepartie, avec l’approbation, bruyante ou tacite, ou au moins avec le silence des bénéficiaires de ces libéralités, les gouvernants pourront s’autoriser à interdire et à réprimer toute forme de lutte, tout comportement, voire toute parole, susceptible d’entraver cette domination. Autant dire que les néolibertaires ne font qu’ajouter l’indispensable note « néo » à un conservatisme renforcé.