
Aborder l’Amérique latine comme un seul et même ensemble, au risque de négliger les singularités nationales, relève de la gageure.
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Pour autant – et c’est une autre évidence –, plusieurs grandes tendances communes, à l’œuvre depuis le début du 21e siècle, traversent le continent de part en part : du boom des matières premières et des euphories extractivistes et exportatrices aux crises économiques et politiques actuelles ; de la vague de pouvoirs de gauche à la tête des États aux alternances populistes ou plus classiques en cours. Aux quatre coins de l’Amérique latine, sur fond de bras de fer hégémonique Chine – États-Unis, d’instabilité démocratique et de remilitarisation rampante, des manifestations revendiquent de meilleurs emplois ou pensions, des mouvements indigènes s’essayent aux autonomies de droit ou de fait, des mobilisations féministes ou décoloniales tentent de gagner en reconnaissance et en égalité, des organisations écologistes ou paysannes défendent leurs territoires…, tandis que de puissantes dynamiques réactionnaires et populaires – l’autre face des réalités protestataires – s’opposent au changement et prônent l’ordre et la sécurité. Tout cela, aux pays des inégalités. (...)
l’enchérissement phénoménal, entre 2000 et 2015, des cours des principaux produits des sols et des sous-sols du continent latino-américain sur le marché mondial a changé la donne. Ou plutôt, a nettement renforcé l’extraversion des économies de la région vers le marché mondial, dans un rôle de fournisseuse de ressources non (ou à peine) transformées. (...)
En quinze ans, les échanges de l’Amérique latine avec la puissance chinoise ont été multipliés par vingt-cinq (...)
Jamais dans l’histoire, les sols de la région n’auront été autant creusés. C’est l’envolée, voire la fuite en avant, de ce que l’on va appeler alors l’« extractivisme », ou le « néo-extractivisme » (...)
L’Amérique latine dans son ensemble se libère de ses ardoises auprès du Fonds monétaire international (FMI), s’enrichit copieusement, tout en consolidant son inscription subordonnée et dépendante dans la division internationale du travail.
« La pire crise depuis un siècle »
Mais le renversement de tendance survenu à partir de 2014-2015 – « cycle déflationniste » des matières premières, puis volatilité des cours… – va prendre au dépourvu la plupart des pays du continent et les plonger dans une crise que de nombreux économistes de gauche latino-américains annonçaient pourtant depuis les années 2000, au vu des engouements gouvernementaux généralisés et inconséquents pour la haute mais fragile profitabilité de l’aubaine extractivo-agroexportatrice. D’une période de croissance soutenue, la région bascule alors dans une période de récession, de définancement et de réendettement des États, de chute des investissements directs étrangers, d’inflation… « La pire période depuis 1950 » selon la Commission économique pour l’Amérique latine de l’ONU. Et ce, avant même que la pandémie du covid, puis les effets mondiaux de la guerre en Ukraine n’aggravent encore la situation. (...)
Une autre tendance, politique cette fois, commune ou presque à l’ensemble de l’Amérique latine depuis le début de ce siècle renvoie aux étonnants « cycles » ou « vagues » de pouvoirs de gauche, puis de droite, puis de gauche… qui ont successivement pris la tête de la plupart des États du continent. Avec, comme arrêts sur image paroxysmique, trois dates clés. (...)
Aujourd’hui, la nouvelle « vague » de président·es de gauche ou centre-gauche entamée dès fin 2018 au Mexique (López Obrador) et en 2019 en Argentine (Fernández), poursuivie en 2020 en Bolivie (Arce), en 2021 au Pérou (Pedro Castillo), au Honduras (Castro) et au Chili (Boric), et en 2022 en Colombie (Petro) et au Brésil (Lula) ne peut cacher son extrême fragilité. D’abord parce que les victoires électorales ont souvent été (très) courtes, sans majorité dans les parlements, corsetées par des rapports de force défavorables, voire désavouées par d’autres sondages ou scrutins postérieurs. Ensuite parce que les enquêtes en cours et les élections à venir sont particulièrement incertaines, révélant au passage la soif des opinions publiques pour des remèdes immédiats à leur insécurité physique, sociale et identitaire. Et confirmant, dans le même esprit, la force de nouvelles figures d’extrême droite sur presque toutes les scènes politiques latino-américaines (Dacil Lanza, 2023).
Insécurité, instabilité, violence, émigration, militarisation… (...)
L’instabilité des institutions et organisations politiques largement discréditées dans l’opinion, l’extension tous azimuts des violences, de la criminalité et du narcotrafic, ainsi que l’explosion des émigrations – particulièrement centro-américaine, caribéenne, vénézuélienne et équatorienne – ont certainement partie liée avec cette « chaîne de détérioration multidimensionnelle » (Ventura, 2023). La volatilité et la fragmentation des scènes électorales n’ont d’égal que les trajectoires idéologiques oscillatoires de la région et la haute fragilité des procédures démocratiques. (...)
Le militarisme renvoie, quant à lui, à la propagation d’un système de représentations et de valeurs qui normalise le recours à la violence, naturalise l’ordre social, justifie les réflexes sécuritaires, etc. Les deux tendances, qui vulnérabilisent d’autant plus les cadres démocratiques nationaux, opèrent depuis une dizaine d’années à travers toute la région. (...)
À l’intégration progressiste, les gouvernements conservateurs ont préféré une intégration libérale sur le plan commercial (réactivation du Mercosur, lancement de l’Alliance du Pacifique, etc.) et réactionnaire sur le plan politique (PROSUR sur les cendres de l’UNASUR, Groupe de Lima, etc.). Aujourd’hui, les nouveaux pouvoirs de gauche tâtonnent ou divergent. Face à la prolifération des organisations régionales, marqueur des frictions et rivalités nationales, de l’hétérogénéité des orientations et poids de leurs membres, et de la dépendance concurrentielle à l’égard des grandes puissances, ils tendent à donner priorité à leur propre agenda domestique en crise. (...)
L’appétit des grandes puissances en ressources naturelles et agricoles nécessaires au verdissement de leurs économies (CETRI, 2023), ainsi que l’agressivité de leurs politiques commerciales, de crédit et d’investissement plus ou moins conditionnées ouvrent peu de possibilités à une redéfinition des relations politiques et des échanges marchands sur des bases moins asymétriques et plus souveraines pour l’ensemble des petits, moyens et grands pays latino-américains.
Anciennes et nouvelles conflictualités sociales (...)
« la rue » latino-américaine n’en continue pas moins de s’affronter, autant que faire se peut, aux ordres établis. « La rue », c’est-à-dire le plus souvent des « minorités agissantes », parfois en porte-à-faux avec leur propre milieu social, avec ces « majorités silencieuses » plus ou moins indifférentes. (...)
Cela étant, même si ce ne sont pas toutes les femmes du Chili qui s’insurgent contre la culture du viol, ni l’entièreté des indigènes du Guatemala qui dénoncent l’extraction minière, à l’automne 2019 par exemple, une dizaine de pays du continent ont bel et bien été secoués simultanément et profondément par une nouvelle et forte poussée rebelle. En cause et en vrac, la réduction des subsides publics dans les transports, l’éducation ou les retraites, la privatisation de l’eau, l’application des recommandations du FMI, les affaires de corruption, les réformes conservatrices, la flexibilisation du travail, la violence d’État, etc. Et cela, de l’Équateur au Honduras, du Panama au Chili, de la Bolivie à Haïti, de Puerto Rico à la Colombie…
Bien sûr, la répression ou la concertation, la criminalisation ou l’institutionnalisation, puis les crises, la pandémie et la fermeture des espaces de contestation ont eu leurs effets démobilisateurs, mais l’effervescence et l’ébullition sociales latino-américaines n’en demeurent pas moins, aujourd’hui, des réalités prégnantes. Prégnantes et à double visage. Elles peuvent être à visée émancipatrice, progressiste, égalitaire, antidiscriminatoire, féministe, écologiste, anti- ou décoloniale…, mais elles peuvent aussi, à l’inverse, appeler à la restauration de l’ordre, à la protection sécuritaire, à la fermeture des frontières, à la préservation identitaire... Et les premières ne sont pas forcément plus populaires que les secondes. (...)
Clivages politiques et « guerre culturelle » (...)
On en est là, au terme de ce trop rapide passage en revue des tendances qui dessinent l’Amérique latine actuelle. Il n’est pas impossible, au vu des multiples échéances électorales qui s’annoncent, que la fragile « vague rose » qui a culminé en 2022 fasse place à une « marée brune » ou, plus vraisemblablement, à de nouvelles alternances plus ou moins populistes, composées de clones du brésilien Bolsonaro ou de l’autoritaire et populaire président du Salvador, Bukele, autoproclamé « dictateur le plus cool du monde ». Rien à l’horizon, en tout cas, qui permette d’entrevoir la sortie du marasme économique en cours et la diminution significative de la pauvreté, des inégalités, des violences et du saccage de la biodiversité. Rien non plus qui laisse augurer une transformation en profondeur du modèle de développement, dans le sens – plus équitable, plus durable, moins dépendant… – revendiqué par les mouvements sociaux à visée émancipatrice. Sauf si ces derniers, bien sûr, parviennent à inverser les rapports de force et à engranger de nouvelles victoires.