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sciences et avenir
Alaska : des fouilles archéologiques d’urgence avant la fonte des glaces
#Alaska #permafrost #rechauffementclimatique #archeologie
Article mis en ligne le 8 octobre 2025
dernière modification le 5 octobre 2025

Dans la langue des Yupiit, peuple qui occupe principalement l’ouest de l’Alaska, le long de la côte de la mer de Béring et dans la région du delta des fleuves Yukon et Kuskokwim, il existe un terme pour décrire la façon dont le monde s’effrite sous les effets du réchauffement climatique : usteq. "L’effritement", "l’effondrement" en français ou, plus poétique, "l’usure du monde". La journaliste Charlotte Fauve et l’archéologue spécialiste de l’Arctique américain Claire Houmard ont choisi d’en faire le titre d’un livre écrit à quatre mains, Alaska, l’usure du monde (Seuil, mai 2025), émouvant journal de bord de la fouille archéologique de sauvetage à laquelle elles ont participé ensemble, dans le village côtier de Quinhagak, au sud-ouest de l’Alaska, durant les étés 2023 et 2024.

Quinhagak compte parmi les agglomérations les plus pauvres d’Alaska. Il est peut-être aussi l’un des endroits du monde où les effets destructeurs de l’élévation du niveau de la mer et de la fonte du permafrost se font les plus criants. (...)

Tous savent que ce territoire sur lequel se sont succédé à travers les siècles les générations d’une poignée de familles ne peut plus être sauvé. (...)

D’ici cinq ans maximum, ils devront quitter leurs maisons et emporter leurs biens vers un nouveau terrain plus en retrait de la mer - un terrain qu’ils ne connaissent pas aussi bien et qu’ils devront apprendre à dompter. Ils ne peuvent en revanche se résigner à laisser disparaître leur histoire dans l’écume. Aussi à la fin des années 2000, le conseil des Anciens a pris la décision de faire appel à des archéologues pour extirper de la tourbe, sol omniprésent dans la région, ce qu’il reste de leur vieux village enseveli. (...)

Parce que ce milieu est pauvre en oxygène et qu’il est acide, inhibant l’activité des bactéries et champignons décomposeurs, les vestiges organiques qui y sont enfouis depuis plus de trois siècles sont intacts. "On retrouve des figurines en bois, des vanneries, des objets en cuir ou en os et même des cheveux humains comme s’ils dataient d’hier", énumère l’archéologue. Un jour, Charlotte Fauve, qui a elle aussi participé aux fouilles dans le cadre de son reportage, a mis les doigts sur le pelage blanchâtre d’un chien. "Parfois, ce qui sort de la terre nous donne la nausée", confie-t-elle. (...)

La tourbe peut être vue comme l’enveloppe d’une capsule temporelle dans laquelle la vie quotidienne des occupants de Nunalleq a été figée. (...)

la tourbe a même emprisonné les odeurs, "comme un frigidaire que l’on n’aurait pas ouvert depuis cinq ans" (...)

À partir de 1867, année où l’Alaska a été achetée à la Russie par les États-Unis à des fins essentiellement commerciales, les chamans ont progressivement disparu. Les missionnaires chrétiens les ont diabolisés, eux et leurs danses, leurs tambours et leurs drôles de faciès sculptés. Aujourd’hui, si certains jeunes tentent de façonner à nouveau des masques, les Yupiit les plus âgés refusent encore de parler de ces gestes cérémoniels interdits dont certains ont été témoins dans leur enfance ou leur jeunesse. Pour autant, même eux sont soulagés de savoir que les objets rituels de leurs ancêtres sont conservés dans les tiroirs et les vitrines du petit musée local. Car telle était la condition pour que le conseil accepte que des kass’aq – des Blancs – déterrent le passé de la communauté : qu’aucun vestige ne quitte le village.
Un vulnérable musée à ciel ouvert (...)

Le détroit de l’humanité. Le consensus scientifique actuel sur le détroit de Béring veut que ce passage ait joué un rôle crucial dans la migration des populations humaines vers le continent américain durant la préhistoire. Vers la fin de la dernière période glaciaire, il y a environ 26 500 à 11 700 ans, le niveau des mers, bien plus bas, laissait encore apparaître la Béringie, sorte de "pont terrestre" qui reliait la Sibérie à l’Alaska et permettait aux humains, aux animaux et aux plantes de circuler entre l’Asie et l’Amérique du Nord. Ainsi, les premiers peuples seraient arrivés en Alaska entre 16 000 et 13 000 ans avant notre ère (plus tôt, selon certaines découvertes), faisant de cette partie du monde un lieu crucial pour l’archéologie.

Paradoxalement, il semble qu’à ce carrefour, le temps est passé plus lentement qu’ailleurs. (...)

"Pour le chercheur européen qui intervient en Arctique, la proximité qui existe entre le passé et le présent, même à cinq cents ans d’intervalle, est parfois troublante", confesse Claire Houmard. "L’Arctique est l’une des rares régions où l’archéologie paraît encore vivante." (...)

Claire Houmard et les autres spécialistes estiment qu’il pourrait y avoir en Alaska des centaines de "Nunalleq" dormant encore sous la tourbe et la glace. Mais tous se rendent à l’évidence : dans quelques années, la plupart auront disparu. Cet été, Charlotte est repartie sur le terrain avec plusieurs archéologues pour tenter de repérer des sites à sauver. L’équipe est revenue enthousiaste : des pourparlers ont été entamés avec deux communautés alaskiennes, les Cu’pit et les Inupiat. Bientôt, de nouveau pans du passé de l’Arctique devraient voir la lumière. (...)