
Il y a dix ans, Fatma a quitté l’Afghanistan « avec les os en miettes », le corps transpercé de neuf balles. Un attentat des talibans contre son lieu de travail – le siège, à Kaboul, de la Commission électorale indépendante – l’a blessée grièvement. Transférée en Turquie en vertu d’un accord entre les deux pays, Fatma a subi une dizaine d’opérations qui lui ont sauvé la vie et ont permis de reconstruire en partie son visage. Son mari, fonctionnaire comme elle, l’a suivie jusqu’à Ankara, avec leurs deux filles et deux fils alors âgés de 1 à 8 ans. « J’allaitais encore le dernier », se remémore Fatma. La famille obtient des permis de séjour, les enfants vont à l’école.
Mais en 2021, peu avant que les talibans ne reprennent Kaboul, les permis ne sont pas renouvelés. « On m’a dit que mon traitement était terminé, que je n’avais qu’à rentrer en Afghanistan », raconte Fatma, qui a aujourd’hui 45 ans. La famille Naziri s’accroche à un dernier espoir : une demande d’asile déposée en 2016 auprès du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) des Nations unies. Si la procédure aboutit, parents et enfants seront « réinstallés » dans un autre pays, car la Turquie n’accepte pas de réfugiés au sens juridique du terme.
L’État turc tient les clés, et il verrouille. Dans un pays débordé par l’accueil de plus de 3 millions de Syriens (non pas au titre du droit d’asile, mais sous un statut ad hoc de « protection temporaire »), endeuillé plusieurs fois par des attentats djihadistes (le plus récent, en janvier contre une église d’Istanbul, a été revendiqué par l’État islamique au Khorasan, qui prospère en Afghanistan), et face à une population locale hostile aux réfugiés, le système d’asile est paralysé, ou presque. Les quelque 300 000 Afghans qui vivent aujourd’hui en Turquie, dont environ un tiers ont pu déposer une demande (le plus souvent avant 2018), se retrouvent dans l’impasse. (...)
« Au HCR, on m’a dit : « Vous avez des filles, vous travailliez pour le gouvernement, vous avez été victime d’un attentat… Votre dossier devrait être prioritaire, mais ça ne dépend pas de nous » », raconte cette femme. L’an dernier, la présidence des migrations lui a fait passer deux jours d’entretien. Depuis, aucune nouvelle : « On ne sait pas ce qu’on va devenir, on est en suspens, ni morts ni vivants. »
Fatma a peur d’être expulsée. En plus de contrôles draconiens à la frontière avec l’Iran, les renvois par avion depuis le territoire turc vers le pays des talibans se comptent par dizaines de milliers. (...)
« Les renvois se font dans le cadre d’un accord avec les talibans », dont Ankara n’a pourtant pas reconnu le régime, observe Ali Hekmat, fondateur de l’association, un architecte afghan installé en Turquie depuis 2009.
Une délégation de la présidence des migrations s’est même rendue à Kaboul en mai pour s’entretenir avec des responsables talibans de « lutte contre l’immigration illégale ». « Au début, les renvois se faisaient surtout par vols charters. Depuis que la compagnie nationale Turkish Airlines a rouvert les liaisons aériennes entre Istanbul et Kaboul en mai, à raison de quatre vols par semaine, un tiers des passagers sont des demandeurs d’asile expulsés par la Turquie. Presque tous sont des hommes seuls », affirme Ali Hekmat.
Les passeurs réclament 40 000 dollars
En tant qu’avocat, Salih Efe dit se sentir « totalement impuissant ». Ses clients afghans sont expulsés les uns après les autres, alors même qu’il intente des recours devant les tribunaux administratifs. Pire, explique-t-il, le recours ultime dont disposaient autrefois les migrants en instance d’expulsion – la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) – ne sert plus à rien. Documents à l’appui, cet avocat et ses collègues accusent la cour de Strasbourg de refuser toutes leurs requêtes visant à empêcher le renvoi d’Afghans dans leur pays.
« Désormais, 99% de nos demandes de mesure d’urgence auprès de la CEDH sont rejetées. La cour est sous l’influence des États, qui nomment les juges qui y siègent. La logique, c’est de dire : si on empêche les expulsions par la Turquie, alors la France non plus ne pourra plus expulser, ni l’Italie, ni l’Allemagne… Cela créerait une jurisprudence », dénonce Salih Efe. (...)
« La Turquie, pour les Afghans, ne peut être qu’un pays de transit. La seule issue possible, c’est de tenter d’entrer illégalement en Europe, via la Grèce ou la Bulgarie. »
Fatma Naziri en rêve. « L’Europe ou ailleurs, peu importe. Là où il y a un avenir, un peu de sérénité », souffle-t-elle. Mais l’avenir est hors de prix : les passeurs lui réclament 40 000 dollars pour sa famille de six personnes. (...)
. « En plus, si on est attrapés à la frontière, la Turquie annulera notre demande d’asile et on risque d’être renvoyés en Afghanistan. » L’Afghanistan des talibans… Fatma, qui leur a survécu, s’est fait une promesse : « Ils ne m’ont pas eue, ils n’auront jamais mes enfants. »
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– (Matin info)
« Entre l’ombre et la lumière : Fatma Naziri, une réfugiée afghane piégée dans le dilemme turc »
Dans le tumulte des crises migratoires, où se croise l’ombre de la peur et la lumière de l’espoir, se dessine le parcours d’une réfugiée afghane, Fatma Naziri. Piégée entre son pays d’origine, marqué par des violences insupportables, et une Turquie où l’incertitude règne en maître, son histoire est celle de nombreux individus dans le monde. L’angoisse de la séparation, l’angoisse de la reconstruction, et la quête d’un avenir meilleur sont les fils conducteurs de sa réalité, révélant un dilemme poignant qui interpelle et fait réfléchir sur la condition des réfugiés afghans aujourd’hui. (...)
L’art comme moyen de résilience
Cependant, à travers la douleur et les épreuves, Fatma découvre une forme d’expression salvatrice : la photographie. Artiste dans l’âme, elle utilise ce médium pour capturer les histoires invisibles des réfugiés. La lumière à travers l’objectif devient un moyen pour elle de revendiquer son identité et de redonner vie aux récits brisés. Son travail rappelle les efforts de Serbest Salih, un autre réfugié syrien qui partage une passion similaire pour l’art photographique, en revitalisant des histoires souvent oubliées. Les œuvres de Fatma, tout comme celles de Salih, émergent comme des témoignages puissants des luttes humaines. (...)