
(...) Non seulement, l’abbé s’occupait des pauvres, mais il avait renversé l’ordre de la charité. Il ne donnait pas les richesses en trop que l’Église possède. Il ne faisait pas la charité. Il partageait la vie des pauvres et les élevait par le travail à la dignité. (...)
Mais cette justice n’a cessé d’être bafouée par un homme et par l’institution qui masqua la réalité.
Après le rapport rendu la semaine passée, une tribune rédigée par des spécialistes des violences dans l’Église, a donné quelques éléments nouveaux, bien documentés dans Le Monde. On avait envoyé en traitement psychiatrique Henri Grouès, de son vrai nom, à la fin des années 1950 pour ses compulsions, cause d’agressions sexuelles à répétition. Des membres de l’épiscopat étaient au courant aussi bien que le mouvement Emmaüs. (...)
Fabriquer une idole
On a donc préféré laisser se fabriquer une idole, plutôt que faire la vérité et rendre justice. Certes, l’époque n’était guère à la protection des femmes, mais ce dont Henri Grouès se rendait coupable, au vu et au su de ses responsables, était déjà bel et bien condamné et par les Écritures (« tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain »), et par le droit canonique, et par le Code pénal. On préféra se laisser répandre l’image d’un homme qui était bon pour le peuple (n’avait-il pas été résistant ?) et surtout pour les plus pauvres d’entre eux. De loin, il avait tout l’air d’un saint !
Dans les années 50, l’Église montrait à la France qu’elle œuvrait à part entière avec la Nation jusque dans ses institutions républicaines. Dans les années 80, le bon abbé adoucissait les traits d’un nouveau rigorisme moral catholique qui s’abattait sur la France et l’Église en général. (...)
Les confidences de l’Abbé
Quelle image de la sainteté nous faisons-nous donc pour nous être laissés prendre ? Il y avait bien eu les confidences de l’abbé sur sa difficile chasteté, à la fin de sa vie. Il aurait vécu une relation amoureuse, consentie – comme l’on dit. Cela le rendait d’autant plus aimable ; « le pauvre homme », si seulement on donnait aux prêtres la permission de se marier. Vous voyez, l’Église est bonne mère, elle n’a pas chassé son fils à la chair un peu faible…
Il était l’image même du bon religieux. Roland Barthes dans ses Mythologies, en 1957, en avait repéré les traits : barbe franciscaine, canne du pèlerin, cape de l’ouvrier ou du soldat. Ses coups de gueule médiatiques lui donnaient un air de prophète, tout en lui gardant une allure suffisamment débonnaire pour ne pas inquiéter les autorités par un ton révolutionnaire. Dans les mêmes années, Jacques Gaillot connut un autre sort, non pour des faits pénalement répréhensibles mais pour ses opinions. L’abbé Pierre, lui, apparaissait sur les écrans de télévision comme venu d’un autre âge. Il paraissait avoir dialogué avec François d’Assise. Il était habillé d’éternité. (...)
Avec l’âge, devenu frêle, il formait la paire avec Sr Emmanuelle. Avec leur franc-parler, leur humour espiègle, mais un peu naïf, l’un et l’autre tempéraient les rigueurs des nouveaux visages officiels de l’Église des années 1980 et suivantes. (...)
Le remède ici est simple : il suffit que les institutions d’Église ne cachent plus ceux, et celles, qui commettent des actes répréhensibles par la loi.
Les saints, héros parfaits ?
Le second élément relève de notre responsabilité à tous. Les saints ne sont pas des héros parfaits, à considérer, de leur vivant, à l’égal de Dieu. Il nous faut résister à la tentation d’idéaliser celles et ceux qui font le bien. Comme s’ils devenaient des exceptions, et échapper aux combats que tous nous menons (...)
Au Journal télé, la semaine passée, un homme, que l’abbé Pierre avait tiré de la misère déclarait : « On l’avait pris pour un Dieu, on tombe un peu de haut ». Quelle justesse dans ses propos qui ne nie pas le bien qui fut apporté, mais l’illusion dans laquelle on est tombé. (...)
Lire aussi :
– (Cellule investigation de Radio France)
Quand l’abbé Pierre menaçait ceux qui dénonçaient ses agissements
La cellule investigation de Radio France a eu accès à une partie de la correspondance inédite de l’abbé Pierre. Il conteste les accusations d’agression sexuelles contre lui et menace ceux qui l’accusent.
L’écriture est serrée et rageuse, à la hauteur de sa colère. Dans un courrier daté de fin 1955, l’abbé Pierre s’adresse à Suther Marshall, un étudiant américain qui a co-organisé le séjour d’un mois que l’abbé a passé aux Etats-Unis quelques mois plus tôt. "Tu promettais de ne plus te mêler de cette multitude de choses où tu ne sais accumuler que des ravages, chaos et infection", écrit l’abbé. Puis, il se fait menaçant : "Sache que pas une récidive ne restera sans réponse, et s’il le faut [mes réponses seront] brutales, chirurgicales".
Qu’est-ce qui explique une telle attitude ? Lors de sa tournée aux Etats-Unis en mai 1955, où il est notamment reçu par le président Eisenhower à la Maison blanche, plusieurs femmes se sont plaintes du comportement de l’abbé Pierre à New York, Chicago et Washington. Le séjour de l’abbé Pierre aux États-Unis est alors écourté, à la demande pressante d’un théologien catholique français, Jacques Maritain, qui craint un scandale. (...)
Les accusations de ces femmes américaines contre l’abbé Pierre remontent alors jusqu’aux cardinaux de Chicago et de New York. Ont-elles été transmises à l’Eglise de France ? Impossible de le savoir.
Dans une tribune publiée dans Le Monde en juillet 2024, les chercheurs qui ont travaillé pour la Ciase [la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise] ont découvert en tout cas qu""à partir de 1954-1955 des informations reviennent aux oreilles de l’épiscopat sur son comportement".
Au Québec, la police s’en mêle
Ce scénario américain semble s’être reproduit au Québec, en 1959. Mais cette fois, la police est intervenue, comme le mentionne explicitement l’abbé Pierre dans une autre lettre manuscrite que la cellule investigation de Radio France s’est procurée. (...)
"Tout est faux dans ces accusations, s’indigne-t-il. Jamais rien de ce genre de misère n’a existé, jamais ça n’a existé où que ce soit, aucun de ces faits de police misérables dont vous avez parlé. S’il faut plus que ma parole, je puis vous donner de cela le serment."
Puis, comme dans l’affaire américaine, le père se fait menaçant : "Il faut que ceux qui tiennent ces propos sachent que, s’ils confirment de telles calomnies infâmes, je ne pourrai pas ne pas les poursuivre devant les tribunaux." (...)
Les ennuis ne s’arrêtent pas là. Au début des années 60, l’abbé Pierre est contraint de quitter précipitamment le Québec, alors qu’il est en déplacement à Montréal.
C’est ce qu’apprend en 1963, lors d’un repas à Rome, un théologien français renommé, André Paul, aujourd’hui âgé de 94 ans : "Un prêtre québécois me révèle que l’abbé Pierre s’est livré à des agressions sexuelles sur des femmes, à Montréal, raconte-t-il. C’est pourquoi il a dû quitter le pays avec la consigne expresse de ne plus y revenir. L’affaire a été suivie par la police et les instances judiciaires. Le cardinal de Montréal est intervenu pour que l’abbé Pierre ne soit pas poursuivi, à condition qu’il ne remette plus les pieds sur place."
Mis à l’écart en Suisse pour éviter le scandale
Quelques années plus tôt, fin 1957, l’Église et Emmaüs décident de mettre l’abbé au repos forcé, en l’envoyant dans une clinique psychiatrique en Suisse. L’abbé est alors interné, officiellement pour raison de santé. (...)
"La véritable raison de cet éloignement est bien la peur d’un scandale sexuel. L’Église avait besoin de l’abbé Pierre qui redorait son image et sa popularité et ne pouvait pas se permettre qu’un tel scandale n’éclate."
Axelle Brodiez-Dolino, historienne, à franceinfo
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Lors de sa "cure", l’abbé est assommé de médicaments. "Il est soumis pendant plus de six mois à un traitement de cheval, à des cures de sommeil et de médicaments. Il dort parfois sept jours d’affilée, dont il sort visiblement encore plus fatigué qu’avant", ajoute l’historienne Axelle Brodiez-Dolino.
De plus, l’Eglise décide de faire cornaquer l’abbé par un "socius". "Il s’agit d’un second qui accompagne une personnalité quand elle se déplace, pour l’assister, lui porter ses valises et quelquefois pour le surveiller, explique le théologien André Paul. Et là, en l’occurrence, c’était pour le surveiller".
L’évêque "souhaite que vous puissiez vous cacher un an."
Le socius en question s’appelle Prosper Monier, un jésuite "qui ne mâchait pas ses mots", se souvient Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, qui l’a connu.
Dans une lettre envoyée à l’abbé en Suisse le 3 janvier 1958, Prosper Monier annonce effectivement de façon très directe à l’abbé Pierre qu’il doit se mettre à l’isolement, sur décision de son supérieur (...)
Parallèlement, certains dirigeants d’Emmaüs envoient des courriers à l’abbé Pierre pour qu’il se retire de la direction d’Emmaüs. C’est le cas d’un de ses proches, Yves Goussault, l’un des premiers cadres volontaires d’Emmaüs devenu fondateur de la branche internationale d’Emmaüs : "Emmaüs et "l’Abbé Pierre" représentent trop d’espoir et de pureté pour que nous continuions à courir le risque que nous avons couru (...), lui écrit-il dans une lettre. (...)
L’abbé Pierre délègue ses pouvoirs au sein d’Emmaüs, mais il ne se retire pas du mouvement. Dans l’Eglise, la situation de l’abbé semble également bien connue. Ainsi, lorsque l’archevêque de Paris, le cardinal Feltin, apprend que le ministre de la Fonction publique, Edmond Michelet, a l’intention de décorer l’abbé, il lui écrit la lettre suivante : "Laissez-moi vous assurer qu’à l’heure présente, cette distinction est fort inopportune, car l’intéressé est un grand malade, traité en Suisse dans une clinique psychiatrique et je pense qu’en raison de ces circonstances fort pénibles, il vaut mieux ne pas parler de cet abbé. Il a eu d’heureuses initiatives mais, il semble préférable, actuellement, de faire silence sur lui." (...)
Selon le groupe de chercheurs de la CIASE, la situation de l’abbé Pierre correspondait à "la logique des traitements que l’Eglise appliquait alors aux prêtres déviants et aux agresseurs sexuels." Les auteurs ajoutent : "Les évêques des années 1950 n’ont pris aucune sanction canonique", ajoutant qu’avec "les responsables d’Emmaüs, les évêques qui savaient ont étouffé les affaires".
De son côté, la Conférence des évêques de France (CEF) explique que si "un ou des évêques ont peut-être su des choses et les ont peut-être insuffisamment traitées en leur temps, tous les évêques, à travers le temps, n’ont pas tout su de l’Abbé Pierre, loin de là." (...)
Quant à l’existence de consignes pour ne pas laisser l’abbé seul en présence de femmes, Emmaüs international, Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre expliquent que selon l’enquête menée par le cabinet Egaé, Il y a eu "des messages plus ou moins similaires de prudence à certaines époques (...) Plusieurs personnes étaient informées que l’abbé Pierre avait un comportement inadapté envers les femmes, sans forcément prendre conscience de la réalité des violences commises". Enfin, les trois structures s’engagent à ce que "toutes les informations d’intérêt général recueillies par Emmaüs ou par le groupe Egaé dans le cadre de l’écoute des victimes seront mises à disposition de la future commission historique."