
Ce 4 février, nous étions au rendez-vous de la prise de parole d’Adèle Haenel. Et nous avons été bouleversé·es. « Séisme », « icône » : Adèle Haenel fait figure d’héroïne. À quoi tient la puissance de sa parole ? Un éclairage par la pensée de Patočka, philosophe et dissident, interdit d’enseigner sous le nazisme et durant la période soviétique, et mis à mort en 1977 suite à un interrogatoire policier.
« Nietzsche disait que les grands changements arrivent sur des pattes de colombe. Ils se déroulent, essentiellement, dans le retrait. S’ils avaient un caractère spéculatif, les Hérode les étoufferaient dans l’œuf. Ce qui sauve le monde et l’histoire de la mainmise des manipulateurs, c’est le seul fait que ceux-ci ne voient pas ce qui se passe en réalité : que ce ne sont pas les choses qui changent, mais le monde. Or, où le monde et l’histoire changent-ils ? Dans l’ « intériorité », ou plutôt dans la vie de l’individu. (...)
Une héroïne de notre temps, dirait Patočka : non au sens où il faudrait lui vouer un culte et en faire une personnalité exceptionnelle, mais au sens qu’il donne à ce terme : de quelqu’une qui rend la liberté palpable, sensible, qui incarne la dignité humaine, capable de se tenir debout, de dire non, capable de se soustraire aux tentatives infinies de manipulation. Au sens d’un héroïsme contagieux, d’un courage communicatif qui en appelle à notre propre liberté. Adèle Haenel crève les écrans – de cinéma, de téléphones – car elle leur échappe.
Elle nous bouleverse, remue nos entrailles, parce que la vie est communicative et qu’en l’écoutant nous échappons nous aussi à la logique de la soumission ordinaire pendant de longues minutes suspendues qui semblent durer une éternité.
La voix d’une expérience commune et solidaire
Il y a quelques semaines, la philosophe Mickaëlle Provost (L’expérience de l’oppression, PUF, 2023) tentait de saisir lors d’un séminaire la teneur possible d’expériences collectives ou communes, charnellement communes – et rappelait à nos mémoires le texte célèbre où Fanon note le rôle décisif de la radio dans la naissance vivante de la nation algérienne (Fanon, L’an V de la révolution algérienne (1959), éd. Maspero) : agenouillés au même moment, accrochés à l’écoute, la nation est concrètement une nation d’auditeurs qui fusionnent par l’oreille dans cette expérience commune dissidente.
Mardi, j’ai repensé à cette idée. Habituée que je suis des décalages, de la dispersion de l’attention caractéristique de notre époque, j’ai voulu comme je le fais souvent partager sur mes réseaux l’interview d’Adèle Haenel par Mediapart. Mais pour la première fois : j’ai été court-circuitée par notre fusion dans cette actualité - je n’étais pas seule, nous étions « toutes » en train de « partager » en même temps, les renvois se court-circuitaient – jusqu’à ce qu’on se rende à l’évidence : aucune d’entre nous n’avait manqué au rendez-vous. Personne ne s’était donné le mot, et pourtant nous étions là, nous avions sans le savoir écouté ensemble, vibré ensemble, pleuré, été bouleversées au même moment, accrochées à la même voix, au même regard, à la même révolte, saisies par la même évidence.
Pourquoi ? Pour quelles raisons est-il impossible de manquer les rendez-vous d’Adèle Haenel avec l’histoire – notre histoire ? Si ce n’est parce qu’en elle, par elle, il nous arrive quelque chose ? Si ce n’est parce qu’en se tenant libre elle-même, elle nous libère ?
Adèle Haenel et « la solidarité des ébranlées » (...)
Adèle Haenel le dit, le répète, elle a survécu – et le paradoxe est qu’elle se tient en ce lieu où plus rien, aucun manipulateur, ne semble pouvoir l’atteindre, elle ne semble craindre ni pour sa réputation, ni pour ses intérêts de carrière, ce qui à nos yeux en fait une héroïne – et en même temps, ce lieu « miraculeux » et exceptionnel est celui d’une solidarité universelle qu’on peut ressentir chacune et chacun dans notre chair – ce n’est pas une exceptionnalité qui nous exclut, mais qui nous appelle au contraire.
Un moment emblématique de l’entretien est celui où elle répond précisément de son caractère « exceptionnel » : les sourcils froncés, elle se défend contre la tentation d’un culte de la personnalité en renvoyant à juste titre ses prises de paroles à son inscription dans une histoire plus globale des résistances, mais aussi en identifiant sa parole comme commune au principe : selon elle, si sa prise de parole publique a eu autant d’effet, c’est précisément parce qu’elle aurait pu être celle de tout le monde ou de beaucoup, et non pas par qu’elle serait celle d’une actrice célèbre et d’une personnalité exceptionnelle. (...)
oui, la solidarité est exceptionnelle – et elle le sait, elle qui garde toujours les sourcils froncés, comme pour se prémunir de toute tentation de culte à sa personne. Et bizarrement, comme elle le relève elle-même, défendre simplement les droits humains élémentaires, le droit pour toutes et tous à une vie digne, est dans notre "monde inversé" quelque chose de radical. (...)
Nous sommes habituées-s au brouhaha permanent, aux logorrhées interminables. Adèle Haenel, lorsqu’elle parle, c’est autre chose. Elle parle vraiment, et ça tranche. Nous ne sommes plus habituée-s. Elle dit non. Avec une vitesse saisissante, admirable. Non.
Elle se met en colère, d’une colère qui n’est pas feinte. Parle avec passion, foi, elle sait d’où elle parle, à qui, pourquoi. Ou plutôt : elle sait ce qu’elle refuse, sait pour qui elle refuse de parler, à qui elle refuse de se soumettre. Chaque question, elle sait immédiatement comment la recadrer, la reformuler, la tirer vers la liberté qu’elle est, elle, vraiment. Ce qui nourrit notre admiration profonde, la mienne, la nôtre. Adèle Haenel se tient quelque part : elle incarne un ici et maintenant, le lieu d’où elle est capable de répondre. (...)
Patočka est un immense philosophe qui a été interdit d’enseigner quasiment toute sa vie – d’abord par les autorités nazies sous occupation, puis par les autorités soviétiques. Ce n’était pas un homme d’action au sens habituel du terme, et pourtant il a été mis à mort – suite à la violence d’un interrogatoire policier, en 1977. Il avait tout particulièrement réfléchi et commenté la figure de Socrate, lui aussi mis à mort – simplement pour avoir été lui-même, envers et contre tout, avoir refusé de se renier, de se dédire, de faire semblant.
Être et rester soi-même au péril de sa vie ; ne pas trahir la solidarité qui nous unit à tous les autres, au péril de notre vie. Cela devrait être la norme, cela devrait être ce qu’il advient le plus souvent – et pourtant, c’est quelque chose qui semble héroïque, exceptionnel, radical.
Jan Patočka a été mis à mort parce qu’il a refusé de céder à la peur de l’ordre. Et derrière la colère vibrante d’Adèle Haenel, on entend le même genre de musique – voilà une femme qui n’a pas peur des puissants ; une femme qui se tient dans la liberté, dans la dignité. Qui a survécu et appris à dire non, sans détours. (...)