
Cinq ans après les révélations de Mediapart, le cinéaste est renvoyé les 9 et 10 décembre devant le tribunal correctionnel pour des agressions sexuelles aggravées sur Adèle Haenel quand elle était mineure. Évoquant un « chemin douloureux et inlassable pour obtenir justice », l’actrice a exprimé son « émotion ». Christophe Ruggia, lui, conteste les faits dénoncés.
« Plus de 20 ans après le début des agressions pédocriminelles que j’ai subies durant des années, et à la suite d’un chemin douloureux et inlassable pour obtenir justice, je reçois aujourd’hui la nouvelle du procès avec beaucoup d’émotions », a réagi Adèle Haenel auprès de Mediapart.
« J’espère que cette nouvelle donnera de la force à toutes celles et ceux qui œuvrent contre les violences patriarcales dans la société et sans lesquels je n’aurais moi-même pas la force de persévérer dans ma quête de justice aujourd’hui », a ajouté l’actrice, en remerciant « toutes les personnes qui [l’]accompagnent et [la] soutiennent, ainsi que toutes les personnes dans le système judiciaire qui se battent au quotidien contre l’impunité des violences pédocriminelles et de leurs auteurs. » (...)
La juge d’instruction a retenu deux circonstances aggravantes : la minorité de l’actrice au moment des faits et la position d’autorité du cinéaste.
Elle a en revanche ordonné un non-lieu pour les agressions sexuelles dénoncées par l’actrice lors de festivals internationaux de cinéma au Japon et au Maroc en 2002. La période allant de janvier à fin août 2001 est également exclue des poursuites. (...)
L’affaire a été déclenchée en novembre 2019 par une longue enquête publiée dans Mediapart. L’actrice y accusait le cinéaste de l’avoir agressée sexuellement entre 2001 et 2004, alors qu’elle était âgée de 12 à 15 ans, et lui de 36 à 39 ans.
Elle dénonçait « l’emprise » importante de Christophe Ruggia lors du tournage du film Les Diables, puis un « harcèlement sexuel permanent », des « attouchements » répétés sur les « cuisses » et « le torse », des « baisers forcés dans le cou », qui auraient eu lieu dans l’appartement du réalisateur et lors de plusieurs festivals internationaux. Son témoignage avait déclenché l’ouverture d’une enquête par la justice. (...)
De son côté, Christophe Ruggia – qui bénéficie de la présomption d’innocence – avait à l’époque refusé de répondre à nos questions précises, se contentant de démentir tout « harcèlement », « ou toute espèce d’attouchement » sur Adèle Haenel.
Le réalisateur avait réagi trois jours plus tard : dans un droit de réponse adressé à Mediapart, il continuait de réfuter les accusations susceptibles de recouvrir une qualification pénale, mais il reconnaissait pour la première fois une « emprise » sur la comédienne lorsqu’elle était encore mineure. (...)
De nombreux membres de l’équipe du film Les Diables avaient décrit une « emprise » du cinéaste sur Adèle Haenel, âgée de 12 ans au moment du tournage, « protégée », « soignée », « trop couvée », selon eux. Plusieurs personnes avaient tenté, pendant le tournage, puis au fil des années, d’alerter sur l’attitude de Christophe Ruggia avec la comédienne, sans être entendues, selon elles.
À Mediapart, la sœur du cinéaste, Véronique Ruggia, qui était aussi sa première assistante sur le film, avait confirmé qu’Adèle Haenel et Céline Sciamma lui avaient bien fait part, autour de l’année 2007, d’un comportement inapproprié qu’aurait eu son frère à l’égard de la jeune actrice. « Je suis tombée des nues », nous avait-elle relaté, expliquant avoir compris qu’il n’y avait « pas eu de passage à l’acte ». (...)
Lors de la révélation de l’affaire, Adèle Haenel avait publiquement expliqué, dans notre enquête puis dans notre émission, qu’elle ne souhaitait pas porter l’affaire devant la justice, qui, de manière générale, disait-elle, « condamne si peu les agresseurs » : « La justice nous ignore, on ignore la justice », déclarait-elle.
Trois jours après nos révélations, le parquet de Paris avait ouvert une enquête préliminaire. Sollicitée par les policiers de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), Adèle Haenel avait décidé « de ne pas [se] dérober » et de finalement porter plainte à l’issue de son audition. (...)
La parole d’Adèle Haenel dans Mediapart avait déclenché une onde de choc dans la société. Notamment parce qu’elle avait posé le débat bien au-delà de son cas personnel. « Les monstres, ça n’existe pas. C’est notre société, c’est nous, c’est nos amis, c’est nos pères. On n’est pas là pour les éliminer, on est là pour les faire changer », avait-elle expliqué sur notre plateau. (...)
Au lendemain de cette émission, la presse avait salué un « cri glaçant d’une heure », un « manifeste », une « parole nouvelle et forte » qui « relan[çait] le mouvement #MeToo » et marquait une « date historique ». Quatre mois plus tard, l’actrice avait quitté la cérémonie des César pour protester contre les trois trophées remis à Roman Polanski, accusé de viols ou d’agressions sexuelles par six adolescentes au fil des années. (...)
En mai 2023, la comédienne a annoncé son arrêt du cinéma, « pour dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels ». « Je vous annule de mon monde, écrivait-elle dans sa lettre ouverte, publiée dans Télérama. Je pars, je me mets en grève, je rejoins mes camarades pour qui la recherche du sens et de la dignité prime sur celle de l’argent et du pouvoir. »
Depuis sa prise de parole publique, Adèle Haenel n’a pas seulement laissé de côté le monde du cinéma qui l’a vue réussir. Elle a aussi perdu le lien avec une partie de sa famille et consacré plus de quatre ans à sa procédure judiciaire. (...)