
La violence de cette réalité est comme une sirène qui ne cesse jamais de retentir, elle est l’air que nous respirons, le bruit de fond de nos conversations, l’arrière-goût dans l’eau que nous buvons. Elle est le silence qui s’installe dans les échanges que nous avons avec nos proches, sur des lignes téléphoniques ou internet dont nous savons qu’elles ne sont pas sûres.
(...) Je suis iranien. Je vis à Téhéran. Ma femme est à l’étranger avec les enfants. Nous n’avons aucune idée de quand elle pourra rentrer, ou moi revenir.
Notre vie de famille, à cheval entre l’Iran de la République Islamique et le "monde libre" a toujours été acrobatique, mais en septembre dernier, nos habitudes et nos projets ont, disons, explosé en vol. (...)
Nous n’attendons plus rien, à part la chute de ce régime, et pour cela il n’y a pas de compte à rebours.
Le vide que laissait leur absence dans notre appartement devenu trop grand, n’est plus un vide. Dans la chambre de nos fils, par exemple, s’empilent des bidons d’eau et encore des bidons d’eau, en prévision de la coupure générale d’une semaine dans le quartier.
Il y a eu plusieurs énormes orages et même des inondations, pourtant . En temps normal je me serais demandé où va l’eau, mais je suis habitué maintenant. Je m’étais déjà posé la question pour les coupures d’électricité. Si ça se trouve il n’y a aucune pénurie, et ils font ça juste pour nous épuiser, ou nous montrer qu’ils ont le pouvoir de nous assoiffer, ou de nous plonger dans le noir, mais au fond qu’est ce que ça change ? Je me prépare juste à passer une semaine à me doucher avec des bouteilles en plastique et à rationner l’eau pour faire le ménage ou tirer la chasse. (...)
Notre appartement est devenu une sorte de radeau de la Méduse. Siavash et Mahboubeh se sont installés dans une des chambres vides. Les prix ont tellement augmenté qu’ils n’ont pas les moyens de payer les travaux d’électricité dans leur logement alors qu’ils travaillent tous les deux à plein temps. (...)
Régulièrement, d’autres naufragés s’échouent aussi dans notre salon- parce que l’air conditionné fonctionne, dans notre cuisine - parce que j’ai encore, parfois, des fruits frais et de la viande, et certains me proposent de l’aide pour des petits travaux, ou pour le nettoyage, ou pour déplacer des choses lourdes - juste pour pouvoir rester traîner là.
Je dis toujours oui. Je sais bien qu’aucune de ces personnes, qu’ils soient des amis proches, des cousins, ou de simples connaissances, ne cherche à profiter de moi, de mon grand appartement vide, de mon eau courante, de mon air conditionné ou de mes maigres ressources alimentaires.
Non, je sais bien ce qu’ils viennent réellement chercher. (...)
il n’y a pas d’abri contre le danger qui menace aujourd’hui notre société. Il n’y a personne pour nous protéger, pas de soldats pour qui nous pourrions prier pendant qu’ils se battent pour nous au front. Pas de bombes qui tombent du ciel et dont nous pourrions tenter de nous abriter.
L’état d’alerte est permanent. Nous sommes victimes d’un gouvernement qui ne se cache même plus pour nous terroriser (...)
Une corde attend chaque nuque qui refuserait de ployer. (...)
Alors en l’absence d’un "abri anti-régime", nous nous regroupons quand même, nous buvons ensemble, de l’eau quand il y en a, du vin quand il en reste, et du thé quoiqu’il arrive, en parlant pendant des heures et des heures durant du jour où le régime tombera - car il tombera.
Nous parlons de ceux qui sont partis, de ce qui ne reviendront pas, de ceux qui sont en prison et de ceux qui se cachent, de ceux dont les noms sont interdits dans l’espace public parce qu’ils sont synonymes de dissidence. Les noms des enfants morts de notre patrie - entre nous, nous pouvons bien les dire. (...)
Nous parlons aussi de vous, qui vivez, dans le monde libre, la vie dont il nous est interdit de rêver. Je ne vais pas vous mentir... Ça fait mal de se dire que vous, vous ne parlez pas du tout de nous.