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Paris-Match
Violences sexuelles faites aux enfants : « La société accepte de courir le risque de ne pas protéger les victimes »
Article mis en ligne le 6 juin 2022

Juge des enfants pendant dix-sept ans, surnommé parfois « l’ange gardien des petits », Edouard Durand est une figure engagée contre les violences familiales. Coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), cet expert nous explique l’urgence des progrès à réaliser pour mieux protéger les victimes et lutter contre l’impunité des agresseurs. Interview.

(...) Edouard Durand. On peut estimer que 160 000 enfants subissent chaque année des violences sexuelles, le plus souvent dans le cercle familial. A l’autre bout de la chaîne, le nombre de condamnations est très faible, autour d’un millier. Entre les deux, plus de 70% des plaintes sont classées sans suite, exactement comme dans les violences conjugales. La plupart de ces enfants sont invisibles. Les violences sexuelles qui leur sont infligées, et notamment l’inceste, font l’objet d’une sous-révélation massive. Cela veut dire à la fois que les victimes sont peu entendues et que la prise en compte de leur souffrance est inférieure à la réalité de cette souffrance. (...)

Dans les violences sexuelles faites aux enfants comme dans les violences conjugales, la société doit prendre pleinement sa place pour dire : ce passage à l’acte est violent, la loi l’interdit. Dans ces violences de l’intime, l’agresseur suit toujours la même stratégie : il choisit et isole la victime, crée un climat de peur et de terreur, passe à l’acte, inverse la culpabilité, impose le silence, recherche des alliés, et assure son impunité. La société, et chaque professionnel, vont-ils agir pour contrecarrer ou au contraire pour conforter la stratégie de l’agresseur ? C’est là que nous avons un choix et des progrès à faire. (...)

C’est l’objet de votre Commission qui, après un an de travail, propose aujourd’hui une stratégie de protection construite sur quatre axes : le repérage des enfants victimes, le traitement judiciaire des violences sexuelles, la réparation et la prévention de ces violences. Quel est l’objectif principal de vos préconisations ?

Je souhaiterais qu’à la lecture de nos conclusions intermédiaires , chacun puisse se mettre à hauteur d’enfant. Que l’on arrive à se représenter l’enfant victime de violences sexuelles ainsi que son parcours devant tous les professionnels de la protection. A travers les quatre axes fondamentaux, nous traçons une sorte de cheminement de la protection vers l’enfant. Quand on a conscience que l’agresseur impose le silence à sa victime, le point de départ de la protection n’est pas d’attendre les bras croisés que l’enfant révèle les violences, mais d’aller chercher la révélation pour enclencher toute la chaîne de la protection. Une fois la victime repérée, y compris au stade des soupçons, celui ou celle qui alerte doit être protégé(e) des poursuites. Aujourd’hui, ce risque inhibe les médecins qui ne sont à l’origine que de 5% des signalements. (...)

Nous sommes dans une logique de protection et les règles doivent être claires. On ne peut pas faire peser sur les médecins des injonctions paradoxales. Quand on a l’enfant en face de soi, quelle est la frontière entre la suspicion et la certitude d’une violence sexuelle ? Nous estimons que dans les deux cas, nous devons enclencher le mécanisme de protection. Par ailleurs, nous savons que l’agresseur impose le silence à l’enfant victime. Quand le professionnel ne signale pas, quel message est envoyé à l’enfant ? Que son médecin est d’accord avec son agresseur pour garder le silence ? Il faut absolument renforcer la protection des enfants et celle des médecins protecteurs. C’est le sens de nos recommandations. (...)

Le concept de « syndrome d’aliénation parentale » (SAP) n’est pas reconnu par la communauté scientifique internationale, mais il continue d’infiltrer la pensée des professionnels. C’est tragique, gravissime, et profondément injuste. Je le dénonce depuis plusieurs livres, y compris dans « Défendre les enfants »*. Les concepts antivictimaires, comme celui du SAP, invalident par avance toute possibilité de protéger. Ils ont pour fonction, et en tout cas pour effet, de dénier par avance, la réalité de la violence. J’ai récemment visionné une émission télévisée où Richard Gardner, le psychiatre américain inventeur du SAP, dit explicitement : « Si un enfant dit à sa mère que son père le viole, la mère doit le frapper et lui dire : “Tu ne parles pas comme ça de ton père.” » Quand un enfant est victime d’inceste, à qui va-t-il le dire ? A sa mère ! Quand la mère fait appel à la société, on lui répond : on ne veut pas le savoir. Voilà une injonction paradoxale : vous, les mères, vous devez protéger vos enfants, mais ne nous parlez pas d’inceste, ne nous parlez pas de violence, nous ne voulons pas savoir. (...)

Les études montrent que les fausses accusations sont extrêmement résiduelles. Nous savons que nous ne protégeons pas assez les enfants. (...)

Le vrai danger est de tolérer que nos principes fondamentaux fassent écran entre l’enfant et la protection. Le danger est de tolérer que des enfants soient violés, que la maison soit un lieu de violence conjugale, de terreur, et d’inceste. Il n’est pas normal que notre protection dépende du professionnel devant lequel on se trouve. Aucun principe démocratique n’a été conçu pour générer un système d’impunité des agresseurs. En quoi est-ce contraire à l’Etat de droit de dire qu’un mari violent ne doit pas avoir l’exercice de l’autorité parentale ? (...)

Si la société veut protéger les enfants, alors il faut l’écrire dans la loi, et le monde tournera mieux. C’est l’injustice qui dérègle le monde. (...)

la lutte judiciaire contre les violences de la maison, comme les soins à donner aux victimes, exigent une haute spécialisation. Comme pour le droit des affaires ou le grand banditisme. Il s’agit d’une grande criminalité, d’un enjeu d’ordre public et de santé publique qui exigent une spécialisation de tous les intervenants. C’est la solidité de chaque maillon de la chaîne qui garantit la protection. (...)

La protection de l’enfance doit être au cœur de toutes les politiques publiques, pour deux raisons. D’abord parce que les enfants sont des êtres vulnérables à qui nous devons protection. La maison, selon qu’elle est un lieu de protection ou de danger et de violence, est la plus grande source d’inégalités entre les êtres humains, notamment dans la toute petite enfance, mais aussi à l’âge adulte. Le vécu des violences désorganise la totalité de l’existence, dans des souffrances majeures. Ensuite, parce que protéger et éduquer les enfants c’est, au sens où le disait Hannah Arendt, assurer « la continuité du monde ».