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Violences policières : les observateurs dans le viseur
Article mis en ligne le 14 février 2020

Depuis plusieurs années, des membres d’ONG et d’associations s’attachent à documenter le déroulé des manifs et à recenser les brutalités des forces de l’ordre. Problème : eux aussi en font les frais.

« La LDH, je vous emmerde, vous nous pétez les couilles. » Ces mots, prononcés par un policier en uniforme et encagoulé, visent un groupe d’observateurs de plusieurs associations, dont la Ligue des droits de l’homme (LDH). La scène, filmée par la chaîne russe RT, se déroule le 28 septembre à Toulouse, lors d’une manifestation de gilets jaunes. Les membres de plusieurs ONG sont facilement identifiables à leurs casques bleu clair et à leurs gilets bleu et jaune. Au même moment, un commissaire, écharpe tricolore en bandoulière (il représente le préfet sur le terrain) et visage masqué également, fouille le sac de l’un des observateurs. Il y découvre une cartouche de lanceur de balles de défense (LBD) recueillie au sol, qu’il brandit : « Vous avez une autorisation ? Aucune ? Vous n’avez pas le droit, Monsieur, vous voulez qu’on vous emmène ? Vous n’avez pas à récupérer des munitions. » Puis, il demande au groupe de quitter les lieux, car, « quelle que soit votre qualité, quand on fait des sommations, vous devez vous disperser ». Quelques minutes avant cet échange, une autre vidéo, tournée par l’un des militants, atteste que ces observateurs ont été ciblés par une charge des forces de l’ordre alors qu’ils se trouvaient dans une petite rue vide.

« Grands sourires »

Depuis près de deux ans, des observatoires citoyens des pratiques policières, comme celui de Toulouse, ont été lancés à Montpellier, Bordeaux, Lyon, Nantes, Lille, Paris, ou encore en Seine-Saint-Denis. Ces structures sont pour la plupart administrées par la LDH et d’autres organisations partenaires, comme le Syndicat des avocats de France ou la Fondation Copernic. (...)

Des documents parfois transmis à la justice ou au Défenseur des droits, autorité administrative indépendante chargée notamment de « veiller au respect de la déontologie » des forces de sécurité.

L’observatoire parisien des libertés publiques a par exemple adressé à ce dernier un rapport minuté sur la manifestation de l’association écologiste Extinction Rebellion du 28 juin 2019. On peut y lire, à « 13 h 19 » : « Les deux policiers utilisant les gazeuses affichent de grands sourires au moment de l’utilisation des bombes. » Photos à l’appui.

Le travail des observateurs vise aussi à documenter les techniques policières sur des périodes plus longues. Dans un rapport de 137 pages couvrant la période de mai 2017 à mars 2019, le groupe de Toulouse a disséqué ce qu’il analyse comme un « dispositif de maintien de l’ordre disproportionné et dangereux pour les libertés publiques ». (...)

« Au début, on comptait les cars de flics de loin, et puis, avec le mouvement des gilets jaunes, les gens revenaient du cœur de la manifestation et nous disaient : "C’est là-bas que ça se passe." Alors on est allés au charbon et on a dû changer notre méthodologie » (...)

« Une personne établit un minutier, une autre fait des vidéos et une dernière regarde autour, pour la sécurité, explique Mathilde (1), 28 ans, élève avocate. On se retrouve une ou deux heures avant la manif, pour analyser le dispositif en place et former les nouveaux. Nous cherchons à avoir une vision d’ensemble sur le terrain, nous nous déplaçons sur les côtés. » (...)

« Ce travail s’inscrit dans une tradition à la Ligue des droits de l’homme, rappelle Michel Tubiana, président d’honneur de l’association. Par le passé, nous avons publié un rapport d’enquête sur la mort de Malik Oussekine en décembre 1986 [tué par des « voltigeurs », ndlr], ou encore sur les événements d’Ouvéa d’avril-mai 1988 [21 morts lors d’un assaut du GIGN à la suite d’une prise d’otages en Nouvelle-Calédonie]. Ce qui est nouveau, c’est de systématiser ces observations dans les manifestations. »

Lors du mouvement contre la loi travail en 2016, Amnesty International avait déjà entrepris ce travail de terrain et dénoncé un usage dangereux des armes dites « intermédiaires » comme les LBD et les grenades explosives. Une mission d’observation que l’ONG a l’habitude de mener dans des pays où les libertés sont malmenées, comme récemment en Pologne, au Chili, à Hongkong ou au Liban.

A Montpellier, l’observatoire est créé au début du mouvement des gilets jaunes. (...)

Un travail qui peut aussi provoquer de vives tensions, voire des violences de la part de la police contre les observateurs. Camille Halut se souvient de « premières pressions » en janvier 2019 (...)

En avril, Camille Halut est placée en garde à vue et poursuivie pour « entrave à la circulation ». Elle observait alors le blocage d’une autoroute. Jugée en correctionnelle, elle est finalement relaxée.

Nouvelle interpellation en septembre (...)

Elle est interpellée et emmenée à l’écart, derrière un barrage de policiers. La suite, telle qu’elle la raconte, est lunaire : « J’étais face à ce commissaire divisionnaire, et d’un coup il me dit : "Vous me frappez, madame", alors que je ne faisais rien. J’avais déjà entendu parler des mensonges policiers, j’ai saisi ce qui était en train de se passer donc je me suis mise à crier pour attirer l’attention de la presse, et que mon interpellation soit filmée. Sur les vidéos, on voit bien que je suis immobile, alors que lui continuait à dire : "Vous me donnez des coups." »

Cette fois, la militante fait vingt-trois heures de garde à vue. Le gradé l’accuse de lui avoir porté un coup de pied, porte plainte, et Camille Halut est poursuivie pour dissimulation du visage, rébellion et refus de prélèvement ADN. Tout son matériel, notamment sa caméra, est saisi et placé sous scellés dans l’attente du jugement. Elle est de nouveau relaxée en janvier 2020. (...)

Le 1er février, à Paris, des observateurs ont été entravés dans leur travail lors d’une manifestation. Leur matériel de protection (casques, lunettes de protection et masques à gaz) a été confisqué. Et « chaque membre de l’équipe d’observation a fait l’objet d’une verbalisation pour avoir prétendument participé à une manifestation interdite », a dénoncé dans un communiqué la LDH, qui se prévaut d’une protection juridique de la mission des observateurs par le droit international. La LDH et Amnesty demandent depuis plusieurs mois que des consignes soient passées aux effectifs pour garantir le travail des observatoires. Contacté à ce propos, le ministère de l’Intérieur n’a pas répondu à nos questions.