
Phénomène médiatique du 1er semestre 2019, la question des violences policières a cristallisé les critiques à l’égard des journalistes. Jugées trop tardives, parcellaires ou pas objectives, les productions pourtant nombreuses n’ont pas atteint leur cible. Alors qui et quand en a t-on parlé ? Pour en dire quoi ? Et surtout que nous enseigne ce sujet de la guerre sourde entre citoyens et médias ?
« Faites votre boulot. Faites votre boulot, merde ! »
Le cri du cœur de David Dufresne résonne entre les murs des 12e Assises internationales du journalisme de Tours. Debout sur l’estrade, celui qui préfère se définir comme documentariste plutôt que journaliste, reçoit le Grand Prix du journalisme 2019 pour son désormais célèbre « Allo Place Beauvau ». Visiblement ému, il en profite pour dénoncer ce qu’il qualifie d’« omerta ahurissante » de la part de la presse, tous support confondus, au sujet des violences policières. (...)
Dans sa tête, les images des 24 éborgnés, des 5 personnes dont la main a été arrachée et des 284 visages meurtris tournent en boucle. En six mois, il a compilé les histoires de plus 600 personnes blessées. Depuis début décembre, il les « recapitweete ». Un titre, un numéro, les faits, la date, la source. Le ton sera clinique et factuel. Au total, avec les intimidation, les insultes et les entraves à la liberté de la presse, il rédige près de 795 signalements. (...)
« Tout est parti d’un coup, sans trop réfléchir » en réaction « à l’inaction globale des médias globaux » raconte-t-il. Un silence médiatique d’un mois, un mois et demi, qui lui paraît insupportable. Il concède que désormais, “la question est abordée partout, radios, presse écrite, chaînes d’info en continu, sur différents tons”. (...)
L’exception dans le paysage des grand titre de presse écrite sera Libération dont la rédaction qui consacre dès le le 7 décembre, au lendemain de l’affaire dite du “Burger King”, de nombreux articles, reportages, portraits et datavisualisations sur le sujet. Une des hypothèse explicative est la présence de Martin Colombet et Bobby Allin, deux photo-journalistes collaborateurs réguliers de Libération dans le fast food ce soir là, et qui a probablement participé à la rapidité de saisie de l’importance de l’évènement par la rédaction.
De la même manière, la presse "minoritaire" et la radio semblent aussi faire exception. France Culture a consacré plusieurs émissions longues au sujet, que ce soit dans la quotidienne de reportage “Les pieds sur terre” ou dans la matinale. Mobilisée dès la première semaine sur le traitement de la contestation des GJ, la rédaction de Mediapart a rapidement fait le choix de quitter Paris en allant enquêter près des ronds-points.
La question des violences policières s’est donc imposée avant même la mise en travail de leur collaborateur, David Dufresne. Ainsi début février le journal en ligne avait déjà publié plusieurs dizaines d’articles, d’analyses et d’entretiens sur le sujet et les violences policières ont donné lieu à plusieurs Mediapart live nommés « Parole de blessés ».
LES NOUVEAUX PETITS SOLDATS DU JOURNALISME
Internet a été utilisé dès le début de la mobilisation des gilets jaunes, comme outil d’organisation, pour favoriser leur mobilisation et parfois aussi conforter leur rejet des médias. Sur les réseaux sociaux, l’absence de visibilité de la question des violences policières est une critique récurrente. Mais les moyens légers de tournage et de diffusion en direct, via Facebook live, modifient considérablement la donne.
Ainsi dans les cortèges, le journaliste Rémy Buisine passe rarement inaperçu. (...)
Gabin Formont, créateur de la page Facebook Vécu, le médias des Gilets Jaunes s’est aussi fait connaître auprès du grand public pour son travail de terrain. Après avoir “débunké” la rumeur du décès d’une manifestante belge lors de l’acte 8 des gilets jaunes, il a vu sa côte de popularité grimper en flèche. Avec plus de 75 000 abonnés sur sa page Facebook, celui qui vient d’être recruté par Le Média TV est assez critique sur l’absence de place médiatique qui a été réservée, entre autre, aux blessés. (...)
Rémy Buisine qui a commencé sa carrière pendant Nuit Debout, reste perplexe : « La plupart des médias se sont réveillé au mois de janvier mais il y avait déjà des violences policières il y deux ans, lors de la loi travail, même si dans des proportions nettement moindres. » Il évoque alors les interpellations avec un usage abusif de la force, les placages au sol à 4 agents sur une personne qui n’oppose pas de résistance, les grenades dans les tentes lors de l’occupation de la place de la République à Paris. « On en a très peu parlé à l’époque. » (...)
La prise de conscience est intervenue grâce au travail de David Dufresne. « Il fallait une voix crédible pour parler de tout ça, avec un travail de vérification et de recoupement. Ce n’était plus possible de laisser ça au second plan. » Sa façon de le faire avec une idée originale : l’utilisation de twitter, le « allo place Beauvau » et le signalement numéroté, lui ont permis « d’avoir une visibilité ».
PÉTARD MOUILLÉ
Comme chaque année, le baromètre La Croix-Kantar 2019 de la confiance des Français dans les médias dresse le constat de cette relation complexe qu’ont les citoyens avec la presse. Si la radio reste le mode d’information jugé le plus crédible, sans surprise, le mouvement des gilets jaunes a eu un effet dévastateur. Tous les médias ont perdu de la crédibilité par rapport à l’année dernière et la télévision est historiquement à son plus bas niveau de confiance (38%). La majorité des Français, 67%, suivent pourtant l’actualité racontée par les médias avec intérêt. Paradoxal ? (...)
Guillaume Goubert, Directeur du journal La Croix, commentait lors de la publication du sondage : « Nous sommes face à un public qui a un regard de plus en plus expert. Les critiques adressées ne sont pas gratuites. Les rédactions se posent les mêmes questions : violence des images, place donnée aux sujets polémiques, équilibre dans la prise de parole... »
Sur ce point là, sur le sujet spécifique des violences policières, les journalistes citoyens comme Gabin, on su tirer leur épingle du jeu. Mais si avec 75 000 amateurs, la page de Vécu, le média des gilets jaunes comptabilise presque autant d’abonnés que Libération a de lecteurs en diffusion payée, en France, la télévision reste le média d’information privilégié pour l’accès à l’information. Selon Médiamétrie, entre le 6 novembre et la fin de l’année, les gilets jaunes ont ainsi occupé 151 heures de programmes TV, toutes chaînes confondues. (...)
« La virtualité elle est au journal de 20h qui jusqu’à hier ne parlait pas de la question des violences policières alors qu’elle circule depuis deux mois sur les réseaux sociaux » critique David Dufresne.
Chez BFMTV, les journalistes ont alerté leur direction après le deuxième week-end de manifestations. Suite aux agressions dont certains salariés ont fait l’objet sur le terrain, une réunion de crise s’est tenue mardi 8 janvier. Les reproches adressés à la direction par la rédaction portaient notamment sur “la disproportion entre le reportage, le travail de terrain et la place des éditorialistes à l’antenne”.
Pour Céline Pigalle, directrice de la rédaction, les choix relèvent cependant de la ligne éditoriale de la chaîne. Interrogée à ce sujet lors des Assises du journalisme de Tours, elle explique : « Nous sommes une chaîne d’information en continu, notre travail c’est de montrer ce qui se passe. » Les premières semaines devant un mouvement inédit et l’ampleur des dégradations « notre sujet c’est ce qu’est ce qui se passe sur les champs Élysée ? La police est elle débordée ? Est ce qu’ils exercent correctement leur métier ? » (...)
« Ce ne sont pas les journalistes qui posent problème mais contre le fonctionnement actuel des rédactions. Les images qui ne collent pas avec les bandeaux, l’information en kit, c’est ça qui n’est plus supportable. » Les traitement médiatique du 1er mai, lors de « l’attaque » de l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière et « l’agression » de son personnel par des manifestants qui fuyaient en réalité les gaz lacrymogènes, en est l’exemple le plus saillant. Si les journaux télévisés ont abondamment relayé le discours officiel dans la soirée, les réseaux sociaux ont rapidement joué le rôle de lanceur d’alerte. (...)
« Dans les premiers mois de nombreuses rédactions, notamment audiovisuelles ont validé le discours selon lequel les blessés sont assimilables aux casseurs alors que, factuellement, c’est archi faux ! L’écrasante majorité des victimes ne fait l’objet d’aucune poursuite », évoque David Dufresne. Au bilan provisoire, il note 105 journalistes, 40 mineurs et lycéens, 32 secouristes de rue et 27 passants blessés, soit plus du quart des victimes.
Pavé contre grenades : c’est la grille de lecture hebdomadaire qui a majoritairement été proposée aux lecteurs, téléspectateurs et auditeurs d’information entre novembre et fin janvier 2019. (...)
en cherchant une éventuelle provocation au lieu d’interroger la proportionnalité de la réponse policière, en questionnant le fait que les blessés aient « mérité » ou non cet usage de la force, le jeu médiatique ajoute de violence à la violence. Ainsi le 13 mai dernier Le Monde continuait de titrer, Violences policières : « Une même blessure peut être le résultat d’une violence légitime comme illégitime ».
« Le maintien de l’ordre est une histoire professionnelle. La première chose qu’on apprend quand on est CRS ou gendarme, c’est d’absorber la violence. » insiste David Dufresne. « Il faut bien comprendre que le corollaire de la légitimité à être une victime est l’illégitimité de l’usage de la force par la police » explique Anthony Pregnolato, doctorant en sciences politiques à l’Université Paris Nanterre. « Or elle dépend en partie du groupe social d’appartenance (réel ou supposé) de la personne qui porte plainte et par conséquent de sa légitimité aux yeux des institutions policières, judiciaires et politiques. » (...)
Il est ainsi étonnant de constater qu’aucune rédaction de toutes celles que nous avons consulté n’a pensé à rappeler qu’en matière de commission de violences, être « dépositaire de l’autorité publique » peut également constituer une « circonstance aggravante » au titre des articles 222-12 et 222-24 du Code Pénal. Pas même lorsque le commandant de police Didier Andrieux a été filmé en train de frapper plusieurs personnes en marge d’une manifestation de “gilets jaunes” samedi 5 janvier à Toulon.
Et le 13 mai dernier, Le Monde continuait de titrer « Violences policières : Une même blessure peut être le résultat d’une violence légitime comme illégitime ». Or, même si cette question est décrite comme au centre des enquêtes de l’IGPN dans l’article, la prédominance de cette thématique et du point de vue institutionnel dans la presse provoque un impensé : celui de la responsabilité politique. (...)
lorsque le 25 janvier, Paris Match consacre un article au “Street Médics”, les secouristes de rues intervenant lors des manifestations, sur 8000 signes, l’expression “violences policières” (ou une quelconque référence au lien entre blessure et forces de l’ordre) n’est pas utilisée une seule fois. Chez Le Figaro l’utilisation des guillemets est systématique. Quand bien même le spectre d’une attaque pour diffamation roderait dans les couloirs des rédactions, rien n’empêche de parler de “suspicions”. Dans la plupart des rédactions de presse écrite, les articles consacré au sujet ont été destinés à la question de la dangerosité du lanceur de balles de défenses (LBD) et des autres outils utilisés dans le cadre du maintien de l’ordre.
En mettant les armes, en particulier le LBD, au banc des accusés, ou en ne nommant pas le fait qu’il y ai un cadre légal, hiérarchique et institutionnel derrière les policiers à l’origine des coups, le récit oublie d’interroger la question de la responsabilité (ou son absence) dans ces violences, blessures et mutilations. De manière globale l’ensemble du contenu médiatique produit depuis le mois de novembre nous informe donc sur le lieu, la date de survenue des événements, les protagonistes et questionnent les conditions immédiates de survenue des blessures mais rares sont les articles, ou les reportages, qui interrogent en profondeur la question du « pourquoi » ? (...)
Il existe des dizaines d’auteurs que ce soit en histoire ou en sciences sociales qui font des recherches sur le sujet » confirme Ivan du Roy « Laurent Muchielli, Vanessa Codaccioni, Laurent Bonelli”... À la liste desquels peuvent s’ajouter Fabien Jobard, Mathilde Larrère ou encore Mathieu Rigouste. « Il faut bien avoir en tête que le maintien de l’ordre obéit à des ordres politiques. C’est la gestion de la rue, il n’y a pas plus politique que le maintien de l’ordre. » explique David Dufresne. « La question posée, c’est la capacité du pouvoir politique dans une démocratie de réguler l’outil policier » indique pour sa part le général de gendarmerie Bertrand Cavallier, ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier dans un entretien donné le17 mai dernier à Mediapart.
LA PRESSE : UN CONTRE POUVOIR ?
David Dufresne, insiste souvent sur la responsabilité journalistique de ne pas contribuer à maintenir le déni politique. « Le journalisme est contre pouvoir ou il n’est rien. La prétendue neutralité est un leurre. Seule l’honnêteté intellectuelle fait la différence. » Ivan Du Roy abonde : « Le fait même d’interroger, de remettre en cause le fonctionnement d’un système judiciaire dans un article, est un choix qui n’est pas neutre. » (...)
Pour Mathieu Rigouste, sociologue et chercheur indépendant, auteur de La domination policière : Une violence industrielle, les difficultés des journalistes pour exercer ce pouvoir s’expliquent par la nature du sujet, littéralement indésirable dans un secteur économique de la presse toujours plus concentré : « Les violences policières montrent la profondeur, l’essence de ce qu’est l’État et sa forme de pouvoir : sa possibilité de matraquer les corps, de mutiler en toute impunité. Les médias qui sont tenus par des industriels de l’armement, ou du capital financier n’ont aucun intérêt à laisser véhiculer des récits, des discours, des imaginaires qui permettent de rompre avec ça. C’est ça qui rend difficile le travail des journalistes. » (...)
L’ÉTINCELLE JAUNE
En 2016, lorsque l’Association catholique contre la torture et la peine de mort (ACAT), publie un rapport d’enquête sur les violences policières en France, intitulé « L’ordre et la force » le bilan humain est déjà lourd. Le dossier de 112 pages, se basant entre autre sur le travail réalisé par Ivan Du Roy et Ludo Symbille, souligne déjà entre 10 et 15 morts par an et met en question l’utilisation des armes sub-létales (LBD, Taser) et des tech- niques d’interpellation policières (pliage, placage ventral) dans celui-ci. A l’époque cela n’avait guère suscité la curiosité de l’opinion publique, des politiciens ou de la plupart des médias. Depuis l’interpellation des ONG comme des institutions internationales de défense de droits de l’Homme se sont multipliées. (...)
SORTIR DU “FAIT DIVERS”
Mathieu Rigouste s’interroge quand à l’évolution du traitement médiatique. « L’objet violence policière continue d’être traité sous le mode de la bavure, de l’exception, de l’accident, du dérapage mais pas comme élément d’un système économique, politique, social. » Selon le chercheur, les rédactions s’en sont saisi comme d’une marchandise, bénéficiant de l’effet d’emballement autour du sujet. « Mais autour de quelles images et quels discours sur les violences policières ? » En conséquence sa fonction de reproduction du discours officiel, légitimant l’ordre établi, reste la même. (...)
Alors si le rôle des médias dominants comme institution ne change pas, les médias dits faibles semblent sortir grands gagnants de cette bataille pour le traitement médiatique des violences policières. Probablement le gage qu’au delà des attaques récurrentes sur la liberté de la presse ou la question des fausses informations, les nouvelles formes de journalisme seront facteur de vivacité du débat démocratique pendant encore quelques temps.