
La loi de 2006 concernant la pénalisation du client a été récemment remise en cause par certaines ONG, dont Médecins du Monde. S’il est possible de concevoir que ce positionnement reflète peut-être une vérité ponctuelle de terrain, il semble évident qu’il ne peut pas incarner sur le long terme un bénéfice pour les femmes.
L’ONG Médecins du Monde a annoncé récemment qu’elle saisissait la Cour européenne des droits de l’Homme pour tenter d’abroger la pénalisation des clients prévue dans la loi de prostitution de 2016, en compagnie de 19 associations et de 250 travailleuses du sexe. En effet, elle a échoué au préalable à ce que le Conseil Constitutionnel l’abroge. Ses arguments : la loi précarise et fragilise les personnes prostituées, les exposant à davantage de violences qu’au préalable dans leur exercice. Elle prétend aussi que la loi constitue, à terme, une atteinte aux droits fondamentaux à la santé et la sécurité, ainsi qu’à celui du respect à la vie privée. Le recul sur le modèle suédois serait suffisant pour affirmer qu’il met en danger les personnes prostituées et l’ONG souhaite, en ce sens, que la France cesse, conformément aux recommandations de l’ONU, d’adopter des lois répressives, dit-elle dans son communiqué.
La démarche illustre sans doute une vérité des gens de terrain qui, tout en reflétant une vérité partielle, n’est pas opérationnelle pour l’ensemble. Il est difficile de mettre en doute que depuis 2016 le quotidien ait été peut-être plus dur pour les personnes prostituées, la question étant que cette loi n’a pas été appliquée convenablement, comme cela a déjà été signalé. Parmi les trois aspects qu’elle contemple -prévention, répression et protection des victimes-, seulement la pénalisation du recours à la prostitution par les clients et l’aménagement d’un parcours de sortie de la prostitution ont été envisagés. Par ailleurs, les financements de l’Etat qui lui sont consacrés sont en baisse (...)
Il faudrait en outre une impulsion du gouvernement, une directive qui mette en adéquation les politiques locales et les politiques de 2016 pour qu’une application homogène et systématique se fasse sur le territoire.
Certes, pour évaluer cette loi, il y a le modèle suédois, sur lequel elle prend modèle. La question est que, concernant la prostitution, nous avons aussi un autre modèle : celui de l’Allemagne, qui, elle, a modifié depuis 2002 la situation légale de cette activité. Depuis 2002, la gestion de personnes prostituées est devenue légale. Même si leur exploitation reste illégale, la persécution du proxénétisme a été rendue presque impossible par ce changement de statut.
Le nombre de maisons closes a en effet beaucoup augmenté en Allemagne depuis 2002, jusqu’à totaliser 3500, éparpillées dans tout le pays. Le chiffre d’affaire résultant de la prostitution a également augmenté (...)
L’Allemagne est devenue, suivant l’estimation de beaucoup, le plus grand bordel d’Europe. C’est un fait avéré : « les droits fondamentaux à la santé, la sécurité et au respect à la vie privée » des personnes prostituées, pour reprendre les termes de Médecins du Monde, ne sont pas davantage respectés. (...)
Quelques 400.000 prostituées -dix fois plus qu’en France- sont recensées dans le pays, majoritairement des migrantes sans papiers, victimes de la traite d’êtres humains, venant de pays de l’Est et du Nigeria. Puisque, une fois légalisée, la prostitution est contemplée comme une affaire commerciale ne se distinguant pas des autres, les offres commerciales que l’on découvre en Allemagne sont, bien souvent, tout simplement aberrantes pour les femmes, aussi bien pour celles qui sont prostituées que pour les femmes en général, en tant que catégories d’individus dont on peut se représenter une telle dégradation. En effet, certaines maisons closes offrent ainsi des packages forfaitaires de 70 euros la journée et 100 euros la soirée. Toutes les pratiques sexuelles sont proposées, y compris sans préservatif, ainsi que les gangbang. Les maisons closes offrent même des femmes prostituées enceinte, jusqu’à de six mois, fantasme qui a été à la mode à un moment. (...
C’est en 1999 que la Suède a mis en place son modèle. Il pénalise le client et offre une voie de réinsertion aux personnes en situation de prostitution. Sa mise en place correspond à l’analyse suivant laquelle la prostitution est en soi une violence. Pour reprendre l’affirmation de Françoise Héritier, « dire que les femmes ont le droit de se vendre, c’est masquer que les hommes ont le droit de les acheter ». (...)
D’un point de vue individuel, la question de la prostitution est très complexe, car elle engage la question de la liberté de l’être humain, qui est inextricable. On peut cependant dire qu’il ne fait pas de doute que d’un point de vue structurel, la prostitution est une énorme violence. (...)
Puis, même d’un point de vue individuel, il faut tenir compte de deux données. La première est le nombre de personnes s’engageant sur cette voie qui ont subi des abus sexuels dans l’enfance où à l’âge adulte. (...)
le système prostitueur en lui-même abonde en mécanismes visant à briser la volonté de l’individu : le viol institué en sorte de rituel initiatique est assez courant dans les locaux qui offrent des services de prostitution, y compris sur les femmes qui y viennent volontairement ; les femmes prostituées les plus réticentes sont bien souvent initiées à la consommation de substances hallucinogènes ; il est courant, pour les propriétaires de plusieurs locaux, de faire changer de local les femmes qui y travaillent, afin de briser les éventuels liens de solidarité qui pourraient se créer entre elles. Il va sans dire qu’une pratique libre n’abonderait pas en mécanismes destinés à briser la volonté de l’individu. Par ailleurs, sans tomber en déterminismes, la réalité est que le vécu corporel change avant et après une agression sexuelle. (....)
Par ailleurs, plusieurs études ont déjà démontré que le syndrome de stress post-traumatique des femmes qui ont été prostituées est plus sévère parfois que celui des vétérans de la guerre du Vietnam et du Golfe. Les études de l’impact du retour au pays, chaque année, de centaines de femmes originaires des pays de l’Est qui sont allées se prostituer dans les maisons closes allemandes sont déjà amorcées. Plusieurs d’entre elles ont démontré que, puisque les traumatismes graves se transmettent partiellement de mère en fils, la naissance de dizaines d’enfants issus d’une mère qui s’est prostituée peut avoir un impact sur le long terme.
La prostitution est en elle-même une violence, parce qu’elle réduit à l’état d’objet majoritairement une catégorie d’individus – entre 80% et 90% des personnes prostituées sont des femmes. Il n’y a pas à répondre par un non catégorique à la question qu’il ne puisse pas exister des femmes qui se prostituent librement, mais il ne fait pas de doute non plus que dans un monde gouverné par une logique économique, une majorité des femmes prostituées le sont, au mieux, par manque d’options concurrentielles.
L’on peut comprendre que les personnes travaillant sur le terrain souhaitent, éventuellement, un meilleur aménagement de la loi 2016 -qui sans réels financements et avec une application déficitaire ne peut encore être correctement évaluée-, mais on ne comprend pas, au regard de l’ensemble, qu’elles en demandent la remise en cause (...)