
À défaut de pouvoir soigner le Covid-19, les pouvoirs publics de nombreux pays ont décidé de confiner la population au prétexte de la protéger. Mais, de la protection à la surveillance, il n’y a qu’un pas, que franchissent volontiers les partisans du contrôle numérique des foules. Une aubaine pour l’industrie du secteur et le complexe techno-sécuritaire.
En Australie-Occidentale, le gouverneur a désormais autorité pour imposer des bracelets électroniques aux personnes potentiellement infectées par le coronavirus et placées à l’isolement. En Chine, la température corporelle des livreurs de plats cuisinés apparaît en même temps que leur géolocalisation sur le smartphone des destinataires, lesquels sont également suivis à la trace pour évaluer leur risque de contagiosité et en déduire un code de couleurs qui conditionne l’accès aux lieux de travail, aux transports ou aux zones résidentielles. Les agents de la police chinoise disposent également de lunettes de réalité augmentée. Reliées à des caméras thermiques placées sur leurs casques, elles permettent de repérer dans la foule les personnes fiévreuses. Au travers d’une application installée sur leur portable, les résidents polonais placés en quarantaine doivent s’authentifier auprès de la police en envoyant régulièrement un autoportrait numérique (selfie) pris dans leur intérieur. Quant à la Nouvelle-Zélande, la police y a lancé une plate-forme numérique de délation, invitant les citoyens à signaler les entorses aux mesures de confinement dont ils seraient témoins.
À première vue, il y a là comme un paradoxe : la principale réponse des États à une crise sanitaire est sécuritaire. (...)
Mais le paradoxe n’est qu’apparent. Car, à travers les siècles, les épidémies marquent des épisodes privilégiés dans la transformation et l’amplification du pouvoir d’État et la généralisation de nouvelles pratiques policières comme le fichage des populations. (...)
L’éternelle justification des despotes : « C’est pour votre bien »
Hélas, ces technologies n’ont été d’aucun secours pour prévenir la catastrophe pandémique du Covid-19. Dépassés par la crise, les États en sont donc réduits à imposer des restrictions de liberté draconiennes vieilles de plusieurs siècles, à l’image des mesures de confinement et autres quarantaines dont l’historien et démographe Patrice Bourdelais rappelle qu’elles « furent au XIXe siècle synonymes de régimes totalitaires. (...)
Les noces de la santé publique et de la raison d’État ne datent pas d’hier. Mais, à l’ère de la mondialisation, les atteintes à la liberté de mouvement ne s’appliquent plus seulement à l’échelle de villes, de régions ou le long des routes commerciales, mais à la planète entière. (...)
Comme le résume Mme Chen Weiyu, une jeune habitante de Shanghaï, avant le coronavirus « la surveillance était déjà partout » ; l’épidémie n’a fait que la rendre « plus prégnante encore » (5).
Si tant est que cet état d’exception soit un jour levé, les historiens de la période actuelle s’étonneront peut-être que les gouvernements aient songé à contraindre, ou à encourager dans le cas de la France, l’ensemble des populations à porter l’équivalent du bracelet électronique, au travers des smartphones et d’une application de traçage (backtracking) conservant l’historique des contacts physiques de chaque individu. La sophistication totalitaire d’un tel procédé aurait fait pâlir d’envie les régimes les plus paranoïaques du XXe siècle ; aucun n’avait d’ailleurs jamais osé l’imposer. (...)
Cette course frénétique aux données représente en revanche une aubaine pour les grandes multinationales du numérique. Fin mars, aux États-Unis, l’administration Trump entamait des pourparlers avec Google, Facebook et plusieurs de leurs concurrents afin de mobiliser dans la lutte contre le virus leurs vastes stocks de données. Exposés depuis plusieurs années à un feu roulant de critiques, les fers de lance du capitalisme de surveillance trouvent dans la crise l’occasion de légitimer leurs modèles économiques toxiques tout en se repositionnant comme les partenaires naturels des États dans la gestion de la santé publique. Google et Apple, qui gèrent les systèmes d’exploitation de la quasi-totalité des smartphones en circulation, ont par exemple annoncé qu’ils travailleraient avec les autorités pour mettre au point les solutions de traçage. (...)
Cet épisode leur fournit également l’occasion de sceller de nouveaux partenariats avec les institutions sanitaires dans le but de développer des outils de traitement de données de masse et de piloter au mieux l’affectation des ressources hospitalières, réduites comme peau de chagrin à force de coupes budgétaires. Le phénomène est désormais amplement documenté : à travers l’évasion fiscale, le big data contribue à l’affaiblissement des services publics et se nourrit de l’austérité. (...)
Les grands opérateurs télécoms tirent également leur part du gâteau. Outre les forfaits vendus à prix d’or aux clients des zones mal desservies, l’urgence sanitaire offre une publicité à grand spectacle à leurs outils d’analyse des données de géolocalisation des téléphones portables — des outils à la légalité douteuse qu’ils tentent depuis des années de commercialiser auprès des collectivités locales dans le cadre de projets de « villes intelligentes ». Dès le début de l’épidémie, les opérateurs publiaient des mesures agrégées permettant de représenter les déplacements de la population, notamment des Parisiens vers leurs résidences secondaires. En France, les autorités et les médias ont utilisé ces statistiques pour dénoncer le non-respect du confinement dans le domicile principal et pointer du doigt les brebis galeuses qui ne respecteraient pas leur assignation à résidence. Accompagnées d’images de gares bondées, elles ont également participé à légitimer un déploiement inédit de forces policières, assorti de centaines de milliers de verbalisations, de nombreux cas de violences et d’un recours assumé aux nouvelles technologies de contrôle. (...)
Les grands opérateurs télécoms tirent également leur part du gâteau. Outre les forfaits vendus à prix d’or aux clients des zones mal desservies, l’urgence sanitaire offre une publicité à grand spectacle à leurs outils d’analyse des données de géolocalisation des téléphones portables — des outils à la légalité douteuse qu’ils tentent depuis des années de commercialiser auprès des collectivités locales dans le cadre de projets de « villes intelligentes ». Dès le début de l’épidémie, les opérateurs publiaient des mesures agrégées permettant de représenter les déplacements de la population, notamment des Parisiens vers leurs résidences secondaires. En France, les autorités et les médias ont utilisé ces statistiques pour dénoncer le non-respect du confinement dans le domicile principal et pointer du doigt les brebis galeuses qui ne respecteraient pas leur assignation à résidence. Accompagnées d’images de gares bondées, elles ont également participé à légitimer un déploiement inédit de forces policières, assorti de centaines de milliers de verbalisations, de nombreux cas de violences et d’un recours assumé aux nouvelles technologies de contrôle. (...)
La police peut également compter sur une myriade d’entreprises spécialisées dans le marché florissant du contrôle sécuritaire des « villes intelligentes » (10). En France, la start-up Two-i propose aux forces de l’ordre de tester gratuitement ses algorithmes destinés à l’analyse en temps réel des gigantesques flux de données issus des parcs de vidéosurveillance. Il s’agit notamment de détecter les infractions aux règles de distanciation sociale (...)
Le tableau de cette atteinte aux libertés publiques assistée par ordinateur serait incomplet sans une technologie qui, il y a quelques mois encore, symbolisait la société de surveillance chinoise : la reconnaissance faciale. (...)
L’affaire est entendue : la prolifération de la surveillance biométrique se nourrira désormais de considérations sanitaires. (...)
Et puisque « nous sommes en guerre », pour reprendre les mots du président Emmanuel Macron lors de son allocution télévisée du 16 mars, ne tombe-t-il pas sous le sens de mobiliser les ressources de l’antiterrorisme contre le coronavirus ? (...)
Il est aisé d’imaginer comment, la crise sanitaire s’estompant, une telle infrastructure serait reconvertie à des fins moins avouables de surveillance politique. Crise après crise, à l’ombre de la raison d’État et des partenariats public-privé, la société sécuritaire prospère et installe de nouvelles entraves aux tentatives de transformation sociale.