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Une « révolution culturelle » éducative à marche forcée ?
/Théo R. et Mathurin S.
Article mis en ligne le 11 juin 2022

Assumer d’être ministre au sein d’un tel gouvernement c’est d’abord accepter la feuille de route globale que le Président a imaginée pour l’Éducation nationale dans le cadre de son second quinquennat.

Pour simplifier, il s’agit de suspendre temporairement les accusations d’islamo-gauchisme et de wokisme pour mieux faire passer l’essentiel : la transformation en profondeur du fonctionnement du service public d’éducation et de l’ethos1 de ses agents dans une direction néolibérale.

S’il est légitime de se préoccuper des enjeux liés à la mise sous pression budgétaire de l’Éducation nationale (rémunérations, effectifs par classe, suppression de postes, etc.), il convient également de souligner les effets plus insidieux sur le long terme des réformes du monde éducatif.

L’éducation n’est qu’un cas particulier d’un projet global de transformation du champ administratif dont le scandale McKinsey est l’illustration idéale-typique. Emmanuel Macron n’a-t-il d’ailleurs pas parlé d’une « révolution culturelle » 2 à venir dans l’Éducation nationale ? On appréciera la référence maoïste…

Pour reprendre l’expression de Hegel, il s’agit au fond de mettre à l’endroit un « monde renversé » car il est figurateur d’un modèle non capitaliste qui donne à voir ce que pourraient être les fondements d’une autre manière de faire société. (...)

L’enjeu du statut de fonctionnaire

La Loi de transformation de la fonction publique, le projet de réforme des retraites de 2019 et les nouveaux dispositifs éducatifs expérimentés aujourd’hui à Marseille sont les derniers avatars d’un long processus de mise en péril des statuts de la fonction publique. In fine, l’effet central de ce processus revient à supprimer définitivement des sociétés modernes capitalistes cette institution communiste déjà là (ou encore là) qu’est le statut de fonctionnaire (...)

Dans l’éducation, la « révolution culturelle » va s’imposer par la mise en œuvre des méthodes de la “Nouvelle gestion publique” (New Public Management) et l’extension de la contractualisation, autrement dit le recours croissant à des acteurs venus du privé (enseignants et personnels de direction notamment) dont le recrutement prend maintenant la forme de job dating. Les maîtres-mots de ces méthodes étant flexibilité et efficacité. (...)

Les procédures de contrôle et d’évaluation du New Public Management ont d’abord été appliquées à la santé, à l’énergie, aux transports et à la justice. Aujourd’hui, ils se diffusent de plus en plus dans les services de l’éducation.

Dans les années 1990, à mesure que l’autonomie des établissements scolaires s’affirme, l’évaluation des établissements devient progressivement obligatoire. (...)

Or, les fonctionnaires en place y opposent une résistance qui déplaît car elle empêcherait la mise en place de réformes porteuses d’efficacité et serait un frein à la performance du système scolaire dans son ensemble. Le rapport constate ainsi que « l’évaluation des établissements suscite encore une « grande méfiance » et peut conduire à des tensions car « les esprits ne sont pas mûrs » 6. Qu’à cela ne tienne, il faut changer les esprits.

C’est bien cette doctrine de transformation de la fonction publique et de son ethos qui justifie le recours à des travailleurs issus d’autres univers professionnels. (...)

Ces travailleurs (essentiellement des cadres du privé) sont donc invités à participer à des job dating de 30 minutes pour devenir enseignants. Ignorant à peu près tout du métier, ils manifestent souvent un enthousiasme un peu naïf et une « motivation » exemplaire. Des qualités qui manqueraient apparemment aux membres du corps enseignant. Entre 2010 et 2019, le nombre d’enseignants contractuels a ainsi augmenté de 47 % tandis que les taux de démission parmi les enseignants titulaires du 1er degré et du 2nd degré étaient respectivement multipliés par 5 et 3 sur la même période 7.

Parallèlement, au cours des 40 dernières années la multiplication des “maux du travail” (burn out, dépressions, suicides) chez les enseignants 8 n’a pas conduit à une reconnaissance réelle, de la part des pouvoirs publics, de la dégradation de leurs conditions de travail ou de leur démotion sociale. Au contraire, elle se traduit par deux accusations. Celle d’un « manque de motivation » et celle du refus de s’adapter, de se transformer. (...)

En intégrant au corps enseignant des agents qui ne partagent pas le même ethos, on remet en question la norme fondamentale du champ scolaire.

Mais l’effritement du corps enseignant passe aussi par le recours à la diversification des catégories de postes chez les enseignants titulaires eux-mêmes (...)

En cassant le corps (et son esprit) on affaiblit les résistances collectives que l’homogénéité des situations et des conditions tend à favoriser. À l’orée des années 2000, les sociologues de l’action publique avaient pourtant mis en évidence les effets durablement délétères de la transformation des pratiques et des personnels dans les services de l’assistance sociale 11 ou dans les services de santé 12. Elle commence d’ailleurs à concerner des professions administratives qui en étaient jusque-là relativement préservées (le corps diplomatique notamment). (...)

Du fait de son histoire, les agents du champ bureaucratique ont « un intérêt particulier à l’intérêt universel » 14 et en défendant leurs intérêts individuels et collectifs ils défendent aussi l’intérêt général.

Mais pour que ces normes et ces valeurs désintéressées perdurent, il faut un espace public où ces dispositions sont récompensées matériellement et symboliquement. Or, c’est bien ce qui se joue avec les réformes successives visant à la transformation de la fonction publique et, aujourd’hui, de l’Éducation nationale. En détruisant cet espace de récompense, on détruit les conditions qui rendent possibles des conduites désintéressées et, ce faisant, on met fin à ces dispositions pour en substituer d’autres, ici celles du champ économique. Il s’agit donc de mettre ce monde renversé à l’endroit. (...)

Tout comme les “inspecteurs de fabrique” étudiés par K. Marx, les enseignants occupent une position sociale très ambigüe dans la mesure où ils servent à la fois les intérêts des dominants et fournissent en même temps des instruments nécessaires à l’émancipation des dominés. C’est pourquoi la démocratisation scolaire sous toutes ses formes doit être l’horizon des revendications du corps enseignant. D’une part pour lutter contre la corrélation entre origine sociale et chance de réussite. D’autre part, pour construire des modalités réellement démocratiques de gouvernance du système scolaire, en intégrant systématiquement l’ensemble des participants (élèves, personnels, parents, acteurs associatifs). (...)

L’école publique doit travailler à devenir une école de la démocratie, c’est-à-dire un espace où la formation de dispositions démocratiques est rendue possible. (...)

cet élan de démocratisation ne pourra pas se faire si le processus de paupérisation de l’Éducation nationale se poursuit. Ni même si l’hétéronomie qu’elle subit s’intensifie. La protection des règles que nous souhaitons conserver et la construction de nouvelles normes que nous souhaitons voir advenir doivent être nos priorités (...)

Mais il faut pour cela que le corps enseignant s’inscrive dans un mouvement social plus large et s’arrime aux luttes que mènent les autres mondes renversés car, au fond, ils luttent contre le même adversaire. Ne perdons ainsi pas de vue que l’enjeu principal n’est peut-être pas la défense isolée de ces univers particuliers mais bien la construction d’une lutte commune tournée vers le renversement du monde à l’endroit.