
Lundi 20 mars, les pages d’accueil de la presse nationale sont tout entières à l’excitation d’une motion de censure, à compter les députés susceptibles de voter, à supputer des chances, à envisager de futures combinaisons, à jouer les informés, quel délice — le journalisme politique : passeport pour l’inanité politique. (...)
Pendant ce temps, la politique, dans sa puissance de surgissement, s’est emparée du pays. Une nuée d’initiatives spontanées explose de tous côtés, débrayages sans préavis, blocage des axes routiers, débordements émeutiers ou simples manifs sauvages, AG étudiantes dans tous les coins, l’énergie de la jeunesse à la Concorde, dans la rue. Tout le monde se sent sur des charbons ardents et des impatiences dans les jambes — mais pas pour les sottises qui passionnent le dé à coudre parisien. Le dé à coudre est à l’image de la tête d’épingle, les journalistes scotchés à Macron et Borne, aussi ignorants les uns que les autres de ce qui se passe vraiment : l’ébullition.
C’est beau ce qui se passe quand l’ordre commence à dérailler. Des choses petites mais inouïes, qui rompent l’enfermement résigné et l’atomisation dont les pouvoirs font leur pouvoir. Ici des agriculteurs amènent des paniers de légumes aux cheminots en grève ; là un restaurateur libanais distribue des falafels aux manifestants nassés ; des étudiants rejoignent les piquets ; on verra bientôt des particuliers ouvrir leur porte pour cacher des manifestants de la police. Le vrai mouvement commence. D’ores et déjà nous pouvons dire que la situation est pré-révolutionnaire. À quelles perspectives fait-elle face ? Se peut-il qu’elle puisse se débarrasser du « pré- » pour devenir pleinement révolutionnaire ?
Gouverner par la rafle
Ce pouvoir, légitimité effondrée, n’est plus qu’un bloc de coercition. Pour avoir lui-même abattu toutes les médiations, l’autocrate n’est plus séparé du peuple que par une ligne de policiers. De cet individu que toute raison a depuis longtemps déserté, rien ne peut être exclu. (...)
Macron n’a jamais inscrit l’altérité. Sa psyché ignore ce que c’est qu’un autre, un autre sujet. Il n’est en dialogue qu’avec lui-même et le dehors n’existe pas. C’est pourquoi notamment sa parole, entendons le sens même de ses mots, ne se sent soumise à aucune des validations collectives de l’interlocution. Le 3 juin 2022, il peut soutenir sans ciller qu’il va « changer de méthode » et que « les Français sont fatigués des réformes qui viennent d’en-haut », le 29 septembre que « le citoyen n’est pas quelqu’un à qui on va imposer des décisions ». N’est-il pas flagrant que face à un type de cette sorte, toute possibilité dialogique se trouve de fait abolie ? Que plus rien de ce qu’il dira ne pourra jamais être pris au sérieux ? (...)
Face à un potentat, entièrement abandonné à ses motions par des institutions politiques potentiellement, et désormais réellement, liberticides, tous les niveaux de violence sont envisageables, tout peut arriver. Tout est en train d’arriver d’ailleurs. Les séquences de la nasse de la rue Montorgueil ce dimanche sont à cet égard d’une parfaite clarté. La politique macronienne est en voie de se dissoudre entièrement dans l’intimidation par la police. (...)
Un seul message : n’allez pas dans la rue ; restez chez vous ; regardez la télé ; obéissez.
Ici la transaction inconsciente que la police noue avec ses recrues donne toute sa mesure : l’accord est immédiat entre une institution vouée à la violence et des individus à la recherche de solutions légales d’assouvissement de leurs propres pulsions violentes. (...)
Comme nous l’avons déjà vu à l’occasion des « gilets jaunes », c’est le temps des sadiques et des brutes en uniforme.
La thèse des « Policiers avec nous » en est entièrement caduque, n’a plus aucune chance (...)
Contre-forces
Des contre-forces cependant nous protègent de la descente vers la tyrannie ou plus simplement de l’écrasement par la police. Mentionnons la première par acquit de conscience, c’est-à-dire sans trop y croire. Il est peut-être possible que quelques reliquats de moralité, quelque idée des limites et des points de bascule, traînent encore dans l’appareil d’État – certainement pas au ministère de l’intérieur où la vérole a tout conquis, où, semblable à ses troupes, trône un ministre quasi-fasciste –, mais dans des cabinets, dans les « entourages » où, à un moment, pourrait se former la conscience de la transgression politique majeure, l’inquiétude de commettre l’irréparable. (...)
Voilà que ça part de partout en France et tous les jours. Merveilleuse puissance du nombre — la hantise de tous les pouvoirs, le Nord de toute révolution. Déjà ça doit commencer à tirer la langue derrière les visières. Or ils n’ont pas fini de courir et de faire du kilomètre en fourgons. Il faut leur mettre un feu d’artifice, que le sapin ne soit plus qu’une énorme guirlande et que le big board fasse sauter le tableau. L’épuisement de la police : voilà un lieu névralgique pour le mouvement.
Il y a enfin cette ressource d’un autre ordre : la haine de la police — en tant qu’elle est motrice. Quand un pouvoir lâche ses brutes, il peut s’en suivre deux effets, mais radicalement contrastés : l’intimidation ou le décuplement de la rage. Tous les renversements se produisent quand le premier affect mute en le second. Il y a beaucoup de raisons de penser que nous y sommes. Car c’est peu dire que l’ambiance est à la rage. (...)
il faut virer ces nuisibles imbéciles et leur reprendre la totalité de la production. Ils n’ont pas su faire ? Les travailleurs sauront — ils savent déjà. On pourrait considérer que tel est le vrai sens à donner aux mots « grève générale » : non pas l’arrêt général du travail, mais l’acte d’initiation de la réappropriation générale de l’outil — le commencement de la souveraineté des producteurs. (...)
En deux mois, tout a changé. Les formes de la lutte se diversifient et se complètent : on ne pourra plus séparer les manifestations du jeudi, massives mais vaines, des sauvages qui font courir la police jusqu’au bout de la nuit. Alors la substance de la lutte des classes se coule dans la forme des « gilets jaunes ». Combinaison inédite, si longtemps attendue. Cette fois renversante.