Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
blogs de Médiapart
Un mouvement social peut-il être populiste ?
THEOPHILE PENIGAUD DE MOURGUES Agrégé de philosophie, chercheur en philosophie politique
Article mis en ligne le 9 février 2019
dernière modification le 7 février 2019

(...) Évidemment, répondre à cette question suppose de donner au terme de « populisme », dont l’usage est encore loin d’être réglé, une détermination précise. Un socle relativement consensuel a été mis au net par Margaret Canovan dans un article déjà ancien. Le populisme désigne la prétention à porter la parole du vrai peuple, du peuple authentique (le peuple national contre les étrangers qui le menacent, ou bien le peuple social contre les élites cosmopolites qui le trahissent). Partant de cette caractérisation, on peut comprendre la tentation d’inscrire le mouvement des gilets jaunes dans la catégorie des « mouvements social-populistes » (...)

Le mouvement des gilets jaunes n’apparaît dès lors que comme la version politiquement mobilisée d’un « tous pourris » trop grossier pour être honnête, que la prétention à exprimer le véritable peuple immuniserait contre l’incohérence ou l’inconsistance.

Cette approche apparaît pourtant égarante. Le moins qu’on puisse dire est qu’une telle attitude, si elle traverse sans doute une fraction des gilets jaunes, est bien peu spécifique à ce mouvement. L’argument que je voudrais développer est, à l’inverse, qu’un mouvement social ne peut pas être populiste, dès lors qu’il ne prétend pas porter d’autre voix que celle de ceux qui le composent. Les gilets jaunes n’ont justement pas de prétention à porter d’autre voix que la leur, la voix de ceux qui ne sont ordinairement pas entendus. La caractéristique centrale de leur mouvement tient dans la revendication de son caractère a-politique, purement indiciel : ceux qui le composent ne fondent ni un parti, ni une interprétation déterminée de l’intérêt général, ni un projet de société ; ils parlent en leur propre nom, en réponse à la violence avec laquelle une majorité électorale leur paraît sacrifier leur intérêt et mépriser leurs formes de vie. (...)

Les populistes ne disent pas « nous sommes les 99% » mais « nous sommes les 100% » ; ce qui est populiste, c’est de considérer qu’une qualité morale (faire partie des « français de souche », ou de ceux qui travaillent, ou d’une majorité politique) est la condition préalable de la légitimité à exercer le pouvoir. En revanche, écrit Werner Muller, « si la formule populiste ‘nous sommes le peuple’ laissait place à un ‘nous aussi sommes le peuple’, alors nous aurions là une revendication pleinement légitime de la société civile, plus exactement de ceux qui se sentent oubliés ou qui ont, de facto, été exclus » (p. 26). Dans les termes de Werner Muller, le mouvement des gilets jaunes compte sans doute quelques démagogues, qui présentent des interprétations simplificatrices des antagonismes pertinents et s’adressent aux affects plutôt qu’à la raison ; il ne semble pas, à ce jour, avoir donné lieu à une sérieuse stratégie populiste, qui s’appuierait sur la prétention à incarner non seulement une alternative au pouvoir en place, mais la seule alternative légitime, en tant que mise en œuvre de la volonté du véritable peuple. Cela ne signifie pas que cette tendance n’existe pas sous forme potentielle. Mais la décision à peu près unanime chez les gilets jaunes de ne pas se laisser représenter et, comme on l’entend souvent, à « ne pas faire de politique », indique une volonté de se faire entendre sans prétendre posséder d’autre autorité que celle qui leur est conférée ici et maintenant par leur volontarisme, leurs rassemblements et leurs actions : la volonté des gilets jaunes est celle du peuple qui manque, celui qui n’a pas voix au chapitre (...)

La représentation politique partidaire a été l’une des manières d’institutionnaliser l’activité de résolution collective des problèmes politiques ; elle ne doit plus être la seule. En refusant toute forme de représentation politique (et de récupération), le mouvement des gilets jaunes a moins démontré un rejet populiste de l’élite politique que sa défiance pragmatique quant à la capacité des représentants même les mieux intentionnés à défendre efficacement leurs intérêts. Le refus de faire de l’idéologie était la condition de leur audibilité.

Le populisme est une perversion de la démocratie ; le mouvement social, une correction de la démocratie. Le populisme représente une action politique de légitimation ; le mouvement social, une action épistémique d’information.

Tant que les gilets jaunes exigeront que les cadres d’analyse et d’interprétation du possible politique et du bien commun soient compliqués par le simple fait qu’ils existent, par le simple fait qu’ils ne « cadrent » pas avec le grand récit de la start-up nation, ils demeureront une force contre-populiste essentielle à la démocratie (...)