Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Le Monde
Turquie : « La restriction des droits des femmes est une obsession pour le président Erdogan »
Sophie Bessis est une historienne franco-tunisienne et chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)
Article mis en ligne le 10 août 2017

Des femmes turques réclament le droit de s’habiller comme elles veulent. La chercheuse Sophie Bessis analyse l’évolution rigoriste d’une partie du pays.

Depuis plusieurs jours, les femmes turques sont dans la rue pour réclamer la liberté de s’habiller comme elles l’entendent. Deux femmes ont été agressées dans les transports publics par des hommes qui jugeaient le port d’un débardeur ou d’un short « provocant ». (...)

les choses se sont faites de façon assez lente. L’AKP [Parti de la justice et du développement] est au pouvoir depuis quinze ans maintenant. Dans les dix premières années, son chef a fait part de son souhait d’entrer dans l’Europe et a cherché à satisfaire aux exigences de l’Union européenne en matière de droits humains. Mais le refus de l’UE d’envisager une adhésion turque et les fondements idéologiques de l’islam politique qui sont ceux de l’AKP ont fait revenir le balancier vers une réislamisation de la société.

Pour ce faire, le pouvoir dispose d’une base sociale en Turquie centrale et orientale notamment, et dans les grandes villes de l’Ouest, vers lesquelles l’émigration d’origine rurale a été importante. Dans ce contexte, la restriction des droits des femmes est une obsession pour le président turc, Recep Tayyip Erdoan. C’est très clair sur l’avortement et la contraception. Il a aussi affirmé à plusieurs reprises que le rôle naturel des femmes était au foyer et a qualifié de « traîtres » celles qui n’auraient pas au minimum trois enfants. (...)

Erdogan n’est pas homme à écouter mais à tenir compte des rapports de force. Et l’opposition, aussi réprimée soit elle, existe toujours. Erdogan cherche le moment opportun pour faire passer ses réformes. Il va donc continuer dans cette voie. Mais la majorité des femmes turques ne sont pas prêtes à renoncer à leurs droits, hérités de l’époque kémaliste et donc vieux de près d’un siècle. Sur ce plan, la Turquie a été en avance sur le monde musulman et parfois sur l’Europe. Le droit de vote pour les femmes turques date de 1937, bien avant les Françaises [qui l’ont obtenu en 1944]. La Turquie a une tradition de modernité. (...)

Le président dispose désormais de la totalité du pouvoir exécutif, d’une grande partie des pouvoirs judiciaire et législatif. Or, on sait que la séparation des pouvoirs est une garantie pour la démocratie. L’inquiétude des démocrates est donc croissante. Et, de son côté, l’Union européenne ne les défend que du bout des lèvres car l’Etat turc l’aide à contrôler les flux migratoires. (...)

Les modernistes sont conscients que les avancées pour les femmes sont centrales dans un projet de société démocratique. Donc il y a aussi des hommes, les femmes ne sont pas seules. Mais seul leur combat permettra d’avancer. (...)

La société est actuellement profondément divisée entre partisans et adversaires d’une réislamisation de la loi et des pratiques sociales. (...)

Cette régression de la condition féminine n’est pas limitée à la Turquie…

Et pas non plus aux pays musulmans. Regardez l’Irlande, ou la Pologne, en pleine Union européenne. Dans ces deux pays, l’Eglise dispose d’une influence très importante et oriente vers une législation plus traditionnelle. En Pologne, membre éminent de l’UE par sa population, le Parlement, dominé par un parti ultraconservateur proche de l’Eglise, a voulu interdire l’avortement. Il a fallu que les Polonaises sortent dans la rue par dizaines de milliers. Rien n’est acquis en matière de droits des femmes, et la lutte est pour elles constante.

D’après vous c’est la résurgence de la religion qui est responsable de la remise en question des droits des femmes ?

Il est évident que toutes les grandes religions servent d’appareil idéologique de maintien des rôles traditionnels attribués à chaque sexe. Elles sont une justification de la domination patriarcale.