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Travail : « Entre profit et pouvoir, le capitalisme préfère le pouvoir »
Thomas Coutrot Statisticien et économiste du travail. Il a été co-fondateur des Economistes atterrés et porte-parole d’Attac.
Article mis en ligne le 17 juin 2018

Inutile de s’acharner à ressusciter un compromis fordiste mort et enterré depuis longtemps, estime l’économiste et statisticien Thomas Coutrot, cofondateur des Economistes atterrés. Face aux dégâts des réformes néolibérales du travail sur la santé, l’environnement et la démocratie, la gauche et les syndicats doivent enfourcher le cheval de la qualité du travail. Repenser le travail et le libérer est possible, comme le montrent de nombreuses expériences et nouvelles pratiques sociales. Il vient de publier aux éditions du Seuil Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer

Exproprier le savoir-faire des travailleurs pour asseoir la domination du capital, c’est l’histoire sans cesse répétée de l’organisation du travail depuis les débuts du capitalisme. Même si le taylorisme, c’est-à-dire la séparation entre le travail de conception « scientifique » et le travail d’exécution « en miettes », n’a été théorisé par Taylor qu’au début du XXe siècle. La révolution industrielle, déjà, s’est fondée sur l’expropriation du savoir des artisans et des ouvriers. Elle a eu tendance à se radicaliser dans la période récente, avec les technologies numériques, la standardisation accrue du travail et le contrôle permanent de l’activité.

Dans l’organisation néolibérale du travail, les technologies ont permis une radicalisation du diptyque « commandement-contrôle » (...)

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Statisticien et économiste du travail. Il a été co-fondateur des Economistes atterrés et porte-parole d’Attac.
Inutile de s’acharner à ressusciter un compromis fordiste mort et enterré depuis longtemps, estime l’économiste et statisticien Thomas Coutrot, cofondateur des Economistes atterrés. Face aux dégâts des réformes néolibérales du travail sur la santé, l’environnement et la démocratie, la gauche et les syndicats doivent enfourcher le cheval de la qualité du travail. Repenser le travail et le libérer est possible, comme le montrent de nombreuses expériences et nouvelles pratiques sociales. Il vient de publier aux éditions du Seuil Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer.

Qu’elle est votre analyse du lien entre le mode d’organisation du travail dans nos sociétés et les effets sur les individus – que ce soit sur leur santé ou leur comportement dans la sphère publique ?

Exproprier le savoir-faire des travailleurs pour asseoir la domination du capital, c’est l’histoire sans cesse répétée de l’organisation du travail depuis les débuts du capitalisme. Même si le taylorisme, c’est-à-dire la séparation entre le travail de conception « scientifique » et le travail d’exécution « en miettes », n’a été théorisé par Taylor qu’au début du XXe siècle. La révolution industrielle, déjà, s’est fondée sur l’expropriation du savoir des artisans et des ouvriers. Elle a eu tendance à se radicaliser dans la période récente, avec les technologies numériques, la standardisation accrue du travail et le contrôle permanent de l’activité.

Dans l’organisation néolibérale du travail, les technologies ont permis une radicalisation du diptyque « commandement-contrôle » Twitter
Auparavant, les travailleurs avaient souvent des marges de manœuvre clandestines pour décider ensemble comment faire le travail en échappant au regard des petits chefs. Dans ce que j’appelle l’organisation néolibérale du travail, les technologies ont permis une radicalisation du diptyque « commandement-contrôle » : on programme le travail en détail et on le contrôle en détail, dans ses procédures et dans ses résultats.

A quand remonte cette radicalisation ?

Elle remonte aux années 1990, et elle s’est faite sous couvert d’introductions des méthodes japonaises, toyotistes. Au Japon, celles-ci laissaient pas mal de place à l’autonomie et à l’initiative des travailleurs et des équipes – et c’est toujours le cas aujourd’hui –, mais leur mise en œuvre en Europe et aux Etats-Unis a été bien plus rigide. Ces systèmes de travail sont maintenant homogènes dans la plupart des pays. Ce sont les Big 3 (les trois grandes multinationales du conseil en organisation) qui vendent ces solutions d’organisation clé en main à toutes les grandes entreprises partout sur la planète.

La perte d’autonomie, de sens au travail, l’intensité émotionnelle au travail produisent une souffrance, une incapacité à bien travaille (...)

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Inutile de s’acharner à ressusciter un compromis fordiste mort et enterré depuis longtemps, estime l’économiste et statisticien Thomas Coutrot, cofondateur des Economistes atterrés. Face aux dégâts des réformes néolibérales du travail sur la santé, l’environnement et la démocratie, la gauche et les syndicats doivent enfourcher le cheval de la qualité du travail. Repenser le travail et le libérer est possible, comme le montrent de nombreuses expériences et nouvelles pratiques sociales. Il vient de publier aux éditions du Seuil Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer.

Qu’elle est votre analyse du lien entre le mode d’organisation du travail dans nos sociétés et les effets sur les individus – que ce soit sur leur santé ou leur comportement dans la sphère publique ?

Exproprier le savoir-faire des travailleurs pour asseoir la domination du capital, c’est l’histoire sans cesse répétée de l’organisation du travail depuis les débuts du capitalisme. Même si le taylorisme, c’est-à-dire la séparation entre le travail de conception « scientifique » et le travail d’exécution « en miettes », n’a été théorisé par Taylor qu’au début du XXe siècle. La révolution industrielle, déjà, s’est fondée sur l’expropriation du savoir des artisans et des ouvriers. Elle a eu tendance à se radicaliser dans la période récente, avec les technologies numériques, la standardisation accrue du travail et le contrôle permanent de l’activité.

Dans l’organisation néolibérale du travail, les technologies ont permis une radicalisation du diptyque « commandement-contrôle » Twitter
Auparavant, les travailleurs avaient souvent des marges de manœuvre clandestines pour décider ensemble comment faire le travail en échappant au regard des petits chefs. Dans ce que j’appelle l’organisation néolibérale du travail, les technologies ont permis une radicalisation du diptyque « commandement-contrôle » : on programme le travail en détail et on le contrôle en détail, dans ses procédures et dans ses résultats.

A quand remonte cette radicalisation ?

Elle remonte aux années 1990, et elle s’est faite sous couvert d’introductions des méthodes japonaises, toyotistes. Au Japon, celles-ci laissaient pas mal de place à l’autonomie et à l’initiative des travailleurs et des équipes – et c’est toujours le cas aujourd’hui –, mais leur mise en œuvre en Europe et aux Etats-Unis a été bien plus rigide. Ces systèmes de travail sont maintenant homogènes dans la plupart des pays. Ce sont les Big 3 (les trois grandes multinationales du conseil en organisation) qui vendent ces solutions d’organisation clé en main à toutes les grandes entreprises partout sur la planète.

La perte d’autonomie, de sens au travail, l’intensité émotionnelle au travail produisent une souffrance, une incapacité à bien travailler Twitter
Aujourd’hui, les outils numériques donnent à la conception tayloriste de l’organisation un pouvoir plus important de pénétration dans le travail réel, en rendant possibles des choses qui ne l’étaient pas auparavant, à la fois en matière de standardisation et de contrôle. Il s’agit vraiment d’une tendance lourde, internationale, pas spécifique à la France : le débat sur l’intensification du travail, sur les risques psychosociaux est international, y compris dans les pays scandinaves. Ils sont dans une situation bien meilleure que la nôtre, mais leurs conditions de travail se dégradent aussi. A la racine, il y a bien sûr la financiarisation de l’économie, qui accentue la concurrence sur les marchés financiers, renforce la pression et intensifie le travail.

Vous établissez un lien entre cette détérioration de la sphère du travail et la passivité politique.

En fait, les sciences du travail ont montré depuis longtemps qu’il n’y a pas de travail efficace sans autonomie, sans créativité, sans intervention même clandestine du travailleur sur son travail : c’est ce qu’on appelle, par différence avec le « travail prescrit », le « travail réel », ou avec Christophe Dejours qui reprend le terme chez Karl Marx, le « travail vivant ». (...)

Cette soumission, cette perte d’autonomie dans le travail se traduisent aussi par une perte d’autonomie des individus dans la vie de la cité. On a donc à la fois une dégradation de la santé et de la démocratie. Et aussi bien sûr de l’environnement (...)

On ne comprend pas la course à la consommation, qui a les conséquences que l’on connaît sur l’environnement, si on ne voit pas qu’elle tient pour une large part à la compensation de la perte de sens et de toute dimension humaine dans le travail. (...)

Le capitalisme n’est pas un système qui recherche avant tout le profit, c’est un système d’accumulation de pouvoir (...)

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Statisticien et économiste du travail. Il a été co-fondateur des Economistes atterrés et porte-parole d’Attac.
Inutile de s’acharner à ressusciter un compromis fordiste mort et enterré depuis longtemps, estime l’économiste et statisticien Thomas Coutrot, cofondateur des Economistes atterrés. Face aux dégâts des réformes néolibérales du travail sur la santé, l’environnement et la démocratie, la gauche et les syndicats doivent enfourcher le cheval de la qualité du travail. Repenser le travail et le libérer est possible, comme le montrent de nombreuses expériences et nouvelles pratiques sociales. Il vient de publier aux éditions du Seuil Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer.

Qu’elle est votre analyse du lien entre le mode d’organisation du travail dans nos sociétés et les effets sur les individus – que ce soit sur leur santé ou leur comportement dans la sphère publique ?

Exproprier le savoir-faire des travailleurs pour asseoir la domination du capital, c’est l’histoire sans cesse répétée de l’organisation du travail depuis les débuts du capitalisme. Même si le taylorisme, c’est-à-dire la séparation entre le travail de conception « scientifique » et le travail d’exécution « en miettes », n’a été théorisé par Taylor qu’au début du XXe siècle. La révolution industrielle, déjà, s’est fondée sur l’expropriation du savoir des artisans et des ouvriers. Elle a eu tendance à se radicaliser dans la période récente, avec les technologies numériques, la standardisation accrue du travail et le contrôle permanent de l’activité.

Dans l’organisation néolibérale du travail, les technologies ont permis une radicalisation du diptyque « commandement-contrôle » Twitter
Auparavant, les travailleurs avaient souvent des marges de manœuvre clandestines pour décider ensemble comment faire le travail en échappant au regard des petits chefs. Dans ce que j’appelle l’organisation néolibérale du travail, les technologies ont permis une radicalisation du diptyque « commandement-contrôle » : on programme le travail en détail et on le contrôle en détail, dans ses procédures et dans ses résultats.

A quand remonte cette radicalisation ?

Elle remonte aux années 1990, et elle s’est faite sous couvert d’introductions des méthodes japonaises, toyotistes. Au Japon, celles-ci laissaient pas mal de place à l’autonomie et à l’initiative des travailleurs et des équipes – et c’est toujours le cas aujourd’hui –, mais leur mise en œuvre en Europe et aux Etats-Unis a été bien plus rigide. Ces systèmes de travail sont maintenant homogènes dans la plupart des pays. Ce sont les Big 3 (les trois grandes multinationales du conseil en organisation) qui vendent ces solutions d’organisation clé en main à toutes les grandes entreprises partout sur la planète.

La perte d’autonomie, de sens au travail, l’intensité émotionnelle au travail produisent une souffrance, une incapacité à bien travailler Twitter
Aujourd’hui, les outils numériques donnent à la conception tayloriste de l’organisation un pouvoir plus important de pénétration dans le travail réel, en rendant possibles des choses qui ne l’étaient pas auparavant, à la fois en matière de standardisation et de contrôle. Il s’agit vraiment d’une tendance lourde, internationale, pas spécifique à la France : le débat sur l’intensification du travail, sur les risques psychosociaux est international, y compris dans les pays scandinaves. Ils sont dans une situation bien meilleure que la nôtre, mais leurs conditions de travail se dégradent aussi. A la racine, il y a bien sûr la financiarisation de l’économie, qui accentue la concurrence sur les marchés financiers, renforce la pression et intensifie le travail.

Vous établissez un lien entre cette détérioration de la sphère du travail et la passivité politique.

En fait, les sciences du travail ont montré depuis longtemps qu’il n’y a pas de travail efficace sans autonomie, sans créativité, sans intervention même clandestine du travailleur sur son travail : c’est ce qu’on appelle, par différence avec le « travail prescrit », le « travail réel », ou avec Christophe Dejours qui reprend le terme chez Karl Marx, le « travail vivant ». Mais la perte d’autonomie, la perte de sens au travail, l’intensité émotionnelle au travail produisent une souffrance, une incapacité à bien travailler, qui se traduit par une montée des pathologies d’origine professionnelle, principalement des troubles musculo-squelettiques, des pathologies psychiques et des maladies cardiovasculaires. Cela coûte d’ailleurs très cher aux systèmes sociaux !

L’étude que j’ai menée pour la France a montré un lien entre la perte d’autonomie dans le travail et l’adhésion à des thèses autoritaires Twitter
Mais cela entraîne aussi des effets politiques, qui expliquent en partie la montée des populismes. L’étude que j’ai menée pour la France, à la suite d’autres études internationales, a montré qu’il existe un lien entre la perte d’autonomie dans le travail et la passivité politique ou l’adhésion à des thèses autoritaires : il y a une contamination entre la sphère du travail et la sphère de la démocratie. On ne peut imaginer une démocratie pleine et entière si les gens passent la moitié de leur temps éveillé à obéir à des ordres et à remplir des tableaux Excel de reporting.

Cette soumission, cette perte d’autonomie dans le travail se traduisent aussi par une perte d’autonomie des individus dans la vie de la cité. On a donc à la fois une dégradation de la santé et de la démocratie. Et aussi bien sûr de l’environnement : en effet, il faut bien voir que le consumérisme, c’est une compensation – et ce depuis longtemps. Pour que les conditions de travail soient acceptées par les travailleurs, le fordisme a offert des compensations par la consommation. Aujourd’hui, la situation s’aggrave. Même si les salaires stagnent, les gens s’endettent. Plus l’organisation du travail devient inhumaine et aliénante, plus les gens se réfugient dans l’idéal consumériste comme échappatoire à l’aliénation dans le travail. Il n’y a qu’à voir les émeutes pour entrer dans les magasins le jour de l’ouverture des soldes, ou l’invraisemblable mode des vidéos d’« unboxing » (déballage de paquets) sur YouTube…

Le travailleur compte la valeur de ce qu’il va pouvoir s’acheter avec son travail, peu importe la logique et le contenu de ce travail pour le monde Twitter
On ne comprend pas la course à la consommation, qui a les conséquences que l’on connaît sur l’environnement, si on ne voit pas qu’elle tient pour une large part à la compensation de la perte de sens et de toute dimension humaine dans le travail.

En termes plus théoriques, c’est la logique du travail abstrait qui rend le travailleur lui-même indifférent aux effets concrets de son travail. Il compte la valeur de ce qu’il va pouvoir s’acheter avec son travail, mais peu importe la logique et le contenu de ce travail pour le monde.

Y a-t-il des enquêtes qui corroborent ce lien entre aliénation au travail et consumérisme ?

André Gorz a énoncé ce lien avec beaucoup de force et de pertinence, mais de façon qualitative. Je ne connais pas d’enquêtes quantitatives sur le sujet.

Vous citez dans votre ouvrage des études qui montrent que d’un point de vue strictement économique, une organisation du travail moins hiérarchique donne de meilleurs résultats…

C’est quelque chose que j’ai découvert en écrivant ce livre : il n’y a pas beaucoup de doute maintenant sur le fait qu’une organisation horizontale du travail avec une décentralisation des décisions opérationnelles est plus efficace sur un plan strictement économique et pour des raisons qui sont assez facilement compréhensibles. Je me réfère à Friedrich Hayek, qui est un grand théoricien du marché. Il était un fanatique du libéralisme, mais ce qu’il a écrit sur l’efficacité informationnelle des marchés est tout à fait bien vu, et peut s’appliquer (ce qu’il n’avait pas vu !) au niveau de l’entreprise. Les acteurs de terrain, les opérateurs de base, sont les seuls à avoir une connaissance précise de la situation, des circonstances, des ressources, des aléas, etc. Ils sont donc mieux placés que le directeur de l’entreprise pour prendre les décisions au jour le jour dans leurs domaines de compétences, qui pourraient d’ailleurs être bien plus larges aujourd’hui.

Le capitalisme n’est pas un système qui recherche avant tout le profit, c’est un système d’accumulation de pouvoir Twitter
C’est plus probant d’un point de vue économique, y compris dans la logique du profit. C’est évidemment plus efficace aussi du point de vue démocratique, de la créativité des personnes, et cela est capital d’un point de vue politique. On peut donc se poser la question : si c’est plus efficace du point de vue du profit, pourquoi est-ce que les entreprises font tout le contraire ? Je pense que la réponse est finalement assez simple : c’est que le capitalisme n’est pas un système qui recherche avant tout le profit, mais c’est un système d’accumulation de pouvoir. C’est-à-dire que le profit est un moyen mais pas un objectif.

Plus vous avez de l’argent en tant que capitaliste, plus vous êtes puissant, mais à choisir entre plus de profits avec moins de pouvoir, et plus de pouvoir avec moins de profits, le capitaliste optera toujours pour la deuxième solution. C’est un système qui repose sur l’exploitation, sur la subordination : lâcher du pouvoir aux salariés peut être plus efficace à court terme, mais à long terme, politiquement, c’est dangereux ; la stabilité de la domination serait menacée s’il y avait un pouvoir trop grand donné aux travailleurs.

Le pouvoir serait donc l’enjeu numéro un de toute organisation humaine ?

Oui, cela ne concerne pas seulement le capitalisme. Il est néanmoins intéressant de pointer que le capitalisme en tant que système n’a pas la rationalité économique qu’il prétend. Car l’organisation capitaliste du travail ne maximise pas la production du profit. Certes, il a développé la productivité de façon considérable. Mais il privilégie toujours le contrôle sur la croissance.

Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est que l’on assiste à la fois à un accroissement sans précédent du contrôle, que je décrivais tout à l’heure, et un ralentissement sans précédent des gains de productivité. Je ne sais pas si c’est directement lié, mais en tout cas c’est troublant. On pourrait penser que les technologies numériques amélioreraient la productivité, mais pour l’instant ce n’est pas le cas.

C’est l’un des mystères du capitalisme financier : pourquoi les groupes se mangent-ils les uns les autres ? Twitter
Ça n’est pas dans mon livre, mais cette prédominance de la logique du pouvoir sur celle du profit ressort clairement du phénomène des fusions-acquisitions. C’est l’un des mystères du capitalisme financier : pourquoi les groupes se mangent-ils les uns les autres ? Le motif officiel est qu’en grossissant, ils vont pouvoir augmenter leurs parts de marché, leur pouvoir de monopole, et donc leurs prix de vente et leur rentabilité. Mais en réalité, les coûts liés à la désorganisation sont tels que ça ne marche pas du tout, ou alors seulement à très long terme. Pourquoi tant d’OPA alors que de nombreuses études montrent que l’entreprise qui absorbe l’autre voit sa croissance ralentie et sa rentabilité affectée durablement par l’OPA ?

Tout un courant de littérature économique (voir par exemple https://www.era.lib.ed.ac.uk/handle/1842/5933) pointe l’importance de ce que ces auteurs appellent le « narcissisme du PDG ». Des études statistiques montrent que le meilleur facteur prédictif pour savoir si une entreprise ou un groupe va lancer une OPA hostile l’année n, c’est la taille de la photo du dirigeant dans le rapport annuel de l’entreprise l’année n – 1. Cela peut paraître anecdotique, mais cela ne l’est pas tant que ça, parce que dans ces mécanismes de fusions-acquisitions on est au cœur du capitalisme contemporain, et cela suggère que l’on n’est pas dans une logique de profit mais de pouvoir.

Pourquoi y a-t-il si peu de remises en question de l’organisation hiérarchique au vu des freins qu’elle entraîne ?

Je mets l’accent sur deux aspects : le premier est l’importance de l’abstraction du travail dans le capitalisme – mis en évidence par Marx et revisité plus récemment par le sociologue américain Moishe Postone. Le travail est abstrait de ses caractéristiques concrètes : pour la vendre comme marchandise, il faut abstraire la force de travail de ses particularités, de ses conditions concrètes d’exercice, il faut décomposer le travail en tâches élémentaires que l’on va recombiner ensuite pour réaliser la production. Cela permet de donner à chacune de ces tâches un prix. C’est comme cela que la force de travail peut être négociée sur un marché, le marché du travail. Du coup, puisque la force de travail dans le salariat se valorise à travers son abstraction, les travailleurs ont accepté que leur travail soit organisé par quelqu’un d’autre, découpé en petites tranches et normalisé, standardisé. Cela fait partie du contrat de travail, qui est un rapport de subordination : en le signant, le travailleur accepte la dépossession et finalement l’abstraction, l’indifférence par rapport au travail concret.

La croyance aveugle dans le progrès technique amène cette dépossession, et finalement cette indifférence des travailleurs, des syndicats et de la gauche par rapport à la question du « travail vivant » Twitter
Le deuxième aspect, c’est le mythe scientiste, c’est-à-dire la croyance aveugle dans le progrès technique, avec là aussi cette idée que découper le travail en tâches homogènes c’est le rationaliser. Ce qui est, je le répète, souvent absurde du point de vue de l’efficacité économique, mais très nécessaire du côté du contrôle. Et cela amène cette dépossession, et finalement cette indifférence des travailleurs, des syndicats et de la gauche par rapport à la question du travail concret, réel, le « travail vivant ». Et ce désintérêt et cette dépossession ont englobé non seulement la gauche étatiste, la gauche scientiste pour qui il était finalement assez logique de se laisser entraîner dans ce mythe du progrès, mais aussi la gauche autogestionnaire et libertaire, hormis quelques épisodes assez isolés – (....)

Dans le mouvement syndical, et même dans le mouvement coopératif, cette question de l’organisation du travail n’a pas été posée et ne l’est que difficilement aujourd’hui.

Les expériences d’entreprises libérées ne concernent pour l’instant pas du tout les coopératives (...)

Le système scolaire est organisé de façon à produire cette résignation. Il y a beaucoup à dire sur la façon dont la pédagogie (ou plutôt la non-pédagogie), dans le système scolaire français en particulier, repose sur la coupure taylorienne entre le maître et les élèves, et fonctionne comme un instrument de conformation des individus à la hiérarchie. (...)

il faut obliger le capital à lâcher prise sur l’organisation du travail, il y a là un levier extrêmement précieux de reconquête d’un pouvoir d’agir, d’un pouvoir social à partir du travail. (...)