
La nuit, des files d’attente interminables se forment devant certaines préfectures. Beaucoup d’étrangers devant renouveler leur titre de séjour ou déposer une demande n’arrivent plus à obtenir de rendez-vous. Conséquence : un marché parallèle est apparu.
Il est 5 heures, à la préfecture de Créteil (Val-de-Marne). Assis sur le muret devant l’entrée, Yousra* et Kamel* sont les premiers arrivés. Il fait 2 °C et le couple sait qu’il doit prendre son mal en patience jusqu’à l’ouverture à 9 heures. « On s’est réveillé à 4 heures », confie Kamel, 29 ans. Leur mariage est récent : Yousra est venue du Maroc il y a une semaine et ils espèrent lancer la procédure de regroupement familial au plus vite.
« On n’a pas pu prendre rendez-vous sur le site internet de la préfecture », souffle cependant la jeune femme, tout en réajustant sa capuche pour se protéger du froid. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit où ils essaient, la réponse est toujours la même : « Aucun rendez-vous n’est disponible. » Yousra doit pourtant obtenir un rendez-vous dans les trois mois, pour demander un titre de séjour avant l’expiration de son visa.
« Et c’est partout pareil, ajoute son mari, habitué des préfectures, en France depuis dix-neuf ans. Tout a changé depuis ce système de prise de rendez-vous en ligne qui ne fonctionne pas… À cause de ça, on peut vite se retrouver en situation irrégulière. »
À ce jour, plus de soixante préfectures ont confié à un « robot » en ligne l’attribution de leurs rendez-vous et renvoient vers Internet les usagers qui adressent un courriel ou tentent leur chance au guichet. Et ce déploiement n’est pas terminé : dans son « plan immigration » dévoilé en novembre, Édouard Philippe a promis d’accélérer cette « dématérialisation » (initiée en 2012 sous le ministère de Manuel Valls), avec cet objectif revendiqué : « Garantir la dignité de l’accueil en réduisant le nombre de passages dans les services. »
On en est loin. L’impossibilité d’obtenir un rendez-vous en ligne provoque, depuis des mois, des engorgements bien réels au pied des préfectures.
Au point que, pour pallier le manque d’organisation des autorités, des listes officieuses sont établies par les usagers dans certains départements d’Île-de-France, afin de répertorier l’ordre d’arrivée et d’éviter les tensions à l’ouverture. « Ça dépend souvent des premiers, sourit Yao*, Ivoirien installé en France depuis dix-sept ans, et qui a toujours dépendu de Créteil. Là, on n’en fera pas en espérant que tout le monde respectera la file. »
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Dans la queue ce jour-là, beaucoup se demandent si ce n’est pas volontaire. Abdelkader, 27 ans, est venu du Maroc il y a cinq ans pour ses études. Il est désormais salarié en CDI et vient pour un changement de statut. L’informaticien a l’impression que « les boulons ont été serrés » à un plus haut niveau : « Rien n’est fait pour remédier au problème. Si ça vise à décourager les étrangers, ça ne sert à rien, car ils sont déjà là. »
En 2018, des associations en avaient appelé au premier ministre pour qu’il impose, dans le décret en vigueur, le caractère « facultatif » des prises de rendez-vous par voie électronique. Sans succès. En novembre dernier, le Conseil d’État a tout de même répondu que « les difficultés rencontrées ne trouvaient pas leur origine dans le décret litigieux mais dans les décisions [des préfectures] rendant obligatoires de telles prises de rendez-vous [en ligne]. » Et depuis cet automne, des ressortissants étrangers, épaulés par des associations, multiplient les recours devant la justice administrative pour dénoncer ces files d’attente invisibles et décrocher des créneaux. (...)
En janvier 2019, un rapport du Défenseur des droits intitulé « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics » a mis en exergue les limites de ce système virtuel de prise de rendez-vous : fracture sociale et numérique, problèmes techniques des sites internet, manque d’alternatives, non-accompagnement des usagers… « Les effets de la dématérialisation des procédures administratives se traduisent pour beaucoup d’usagers par un véritable recul de l’accès à leurs droits », écrivait Jacques Toubon, qualifiant cette situation « d’inacceptable ».
« La principale difficulté est liée au caractère obligatoire de la prise de rendez-vous en ligne sans alternatives comme le guichet, le courrier ou le téléphone, insiste Lisa Faron, responsable des questions Entrée, séjour et droits sociaux à la Cimade, association de défense des droits des étrangers. Pendant six mois, un an, un an et demi, ils sont démunis et isolés, chez eux derrière un ordinateur, pour tenter d’avoir un rendez-vous. Cela invisibilise l’attente des usagers. »
« La détérioration de l’accès aux services publics est un choix politique »
Face à des entraves aussi fortes, les principaux concernés cherchent d’autres solutions. (...)
Des sites spécialisés ont même été créés (fermés depuis) pour la vente de rendez-vous en ligne. Une marchandisation qui existe aussi dans la file d’attente, lorsque certains vendent leur place avant l’ouverture. « On ne peut pas les blâmer, lance un usager derrière Ali. S’ils passent la nuit ici pour ça, c’est qu’ils sont dans la précarité. »
À 7 heures, une trentaine de personnes plus loin, Nassim doit en chasser un qui tente de positionner quatre personnes à sa place. « Ils vendent ça entre 20 et 40 euros. Pour nous qui venons très tôt, c’est injuste », déplore l’étudiant algérien.
Pour Lise Faron, à la Cimade, c’est à l’État de lutter contre ces fraudes, de ne pas laisser le service public devenir « payant ». (...)
Depuis mars 2016, déjà, la Cimadea créé un robot qui vise à tester une prise de rendez-vous toutes les deux heures sur le site de toutes les préfectures. Résultat, selon l’association. À Créteil, le guichet virtuel est inaccessible à presque 100 % pour une demande d’admission au séjour et à 98 % pour une naturalisation. Mêmes chiffres pour Bobigny.
Mouamadou et Ibrahima se sont réveillés à 4h pour prendre le premier RER partant de Villeneuve Saint-Georges et arriver à 6h à la préfecture de Créteil. © NB
« Cela révèle des situations de blocage total, explique Samuel Bizien, bénévole à la Cimade et informaticien à l’origine du projet. Sur certaines procédures, la probabilité d’accéder au service est inférieure à 0,5 %, soit 50 minutes disponibles par semaine. C’est inacceptable ! Transposons la situation à d’autres services publics : accepterait-on qu’un hôpital, un commissariat, une mairie soient ouverts 50 minutes par semaine, sans horaires affichés ? »
Son programme automatise le travail de vérification que les bénévoles faisaient jusqu’ici au quotidien : « Pour les monstres froids que sont les préfectures, la statistique a une valeur de vérité que n’ont pas les témoignages des usagers. »
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Pour la Cimade, le constat est plus dur. « Il y a dix ans, c’était difficile sur d’autres plans, comme la constitution des dossiers ou les aspects juridiques. Aujourd’hui, ça l’est pour un simple rendez-vous », relève Lise Faron, qui souligne le manque de moyens humains et la sous-dotation des services compte tenu de la complexité des procédures. (...)
Auparavant, les demandes étaient déposées à Bobigny mais le retrait se faisait en sous-préfecture. Centraliser et limiter le nombre de rendez-vous n’a pas aidé. « La détérioration de l’accès aux services publics est un choix politique pour un État qui va vers une immigration sélective », conclut Lise Faron.
Samuel Bizien, à la Cimade, commente : « Pour le moment, ni le ministère ni les préfectures ne semblent avoir écouté le Défenseur des droits, et les étrangers sont les grands oubliés du programme visant à faire la transparence sur la qualité et l’efficacité des services publics, baptisé Service public : nos résultats en clair, lancé fin 2018. »
Dans une instruction adressée aux préfectures le 17 décembre 2019, le ministère de l’intérieur vient de demander à ce que soit facilité, pour les demandeurs du Passeport talent, l’accès à la préfecture avec une modalité spécifique et quasi immédiate d’accès au guichet et la garantie d’une instruction rapide des demandes.
Contactées par Mediapart, les préfectures de Créteil et de Bobigny n’ont pas réagi. Et les usagers, privés de droits, voire poussés vers l’irrégularité, attendent toujours une réponse.