
Communistes ? Anarchistes chrétiens ? Au fond des montagnes taïwanaises, le village aborigène de Smangus a mis en place un modèle coopératif basé sur la propriété commune des terres et le partage des bénéfices. (...)
Les habitants de ce village atayal (un des seize groupes autochtones officiellement reconnus de Taïwan) ont décidé de mettre leurs terres en commun et de devenir une coopérative, la Tnunan, en 2004. Elle embauche tous ceux en âge de travailler, soit une soixantaine de personnes, qui ne manquent jamais de besogne : chaque année, pas moins de 50 000 visiteurs affrontent la longue route tortueuse qui mène à ce patelin perché à 1 500 mètres d’altitude – jonchés de pierres tombées des falaises. Les 16 derniers kilomètres sont si étroits que la circulation se fait en alternance. (...)
En 1991, des chasseurs Atayal ont fait une découverte au milieu d’une forêt d’arbres géants à deux heures de marche de là : Yaya (« maman »), un cyprès de 19 mètres de circonférence, 45 mètres de haut et 2 500 ans d’âge. Les randonneurs ont immédiatement afflué. Une fois la route terminée (Smangus fut le dernier village connecté au réseau routier de l’île, en 1995), ce fut le tour des touristes motorisés... et de leur argent. « Avant, on partageait tout, raconte Yuraw, un des anciens du village. Quand on chassait un sanglier, on le mangeait ensemble. Le capitalisme est arrivé et a tout changé. On n’y était pas préparés. »
Car dans cette montagne qui a alors commencé à être souillée par les déchets des touristes, la misère régnait jusque-là en maître. Chargés de lourds sacs, les villageois descendaient à pied dans la vallée pour vendre champignons et herbes sauvages. Soumis à la concurrence de gros producteurs chinois écrasant les prix, ils étaient exploités par les acheteurs, y laissaient leur santé et sombraient dans l’alcoolisme. « Il n’y a que six personnes qui ont plus de 60 ans ici, la plus vieille est ma mère, 71 ans », dit Lahuy Icyeh, le directeur de la Tnunan, un poste attribué par un vote à main levée tous les trois ans. (...)
À la fin des années 1980, seules sept familles étaient encore là (...)
Ouvrir des gîtes pour accueillir les touristes fut la planche de salut de ces foyers. Certains s’enrichirent rapidement. Les inégalités apparurent, et avec elles, le ressentiment.
Kibboutz à l’asiatique
« C’est pour préserver notre territoire et notre culture qu’on a créé la Tnunan », explique Masay, le chef actuel. Cela ne s’est pas fait en un jour : il a fallu sept ans de débats, de disputes et d’avancées à petits pas pour fignoler le modèle et convaincre les propriétaires de céder leurs terres gratuitement. Une délégation est même partie en Israël pour observer le fonctionnement des kibboutz. (...)
Près de vingt ans plus tard, le système est bien huilé et est qualifié par certains de communiste, par d’autres d’anarchiste chrétien – la religion restant un puissant ciment de la communauté. L’adhésion à la Tnunan est volontaire (80 % des villageois en font partie), et on en sort également comme on veut. Neuf comités régissent la vie du village, de l’éducation à l’agriculture en passant par la gestion des hébergements et du restaurant. (...)
Tout le monde touche le même salaire, soit 30 000 dollars taïwanais par mois (910 euros). Ramené au nombre d’heures travaillées (huit heures par jour, six jours par semaine), cela fait un peu moins que le salaire minimum taïwanais, mais de nombreux avantages sociaux l’accompagnent : frais médicaux payés, allocations familiales mensuelles et généreuses bourses pour ceux qui vont étudier hors du village. Chaque année, un jeune couple se voit octroyer 1,2 million de dollars (36 000 euros) pour construire sa maison (...)
Des conditions inespérées pour la plupart des Aborigènes, qui comptent parmi les populations marginalisées de l’île asiatique. (...)