
Depuis plusieurs mois, je travaille dans une association lyonnaise qui accueille et oriente chaque année des milliers de personnes en grande difficulté sociale, et privées d’accès au logement. Je suis éducateur dans un centre où se bousculent 200 hommes isolés. Par respect pour ma clause de confidentialité, je ne donne aucun nom, ni celui de la structure, ni ceux des hommes ; je vous raconte simplement ce qu’est une journée en centre d’hébergement d’urgence.
« Vous savez d’où vient le mot clochard ? Non ? ça vient de la cloche, parce qu’au XIVe siècle, les mendiants allaient trouver le prêtre du coin et lui demandaient de sonner pour les pauvres. Ça vient de là ». Il est 15h10 ce jeudi, en salle de réunion, dans une grande structure d’hébergement d’urgence à Lyon. Pascal[1], sans domicile depuis une dizaine d’années, a pris la parole le premier, pour lancer la « synthèse » le concernant. Seize travailleurs sociaux et médicaux assis autour d’une table, et lui au milieu de tous ces visages, connus pour la plupart. Il est sale, fatigué, un peu alcoolisé et, malgré son charisme de rue, pas très à son aise. On retrace sa vie, son parcours, ses déchirures, son mal-être, ses projets. Projets ? Un terme un peu décalé, quand on a bientôt 60 ans et une vingtaine d’années d’errance au compteur.(...)
La « stabilisation » est une réussite pour ceux qui s’accrochent à l’accompagnement social et qui avancent ; c’est un échec patent pour la moitié des effectifs, pour ceux qui, en situation irrégulière, n’ont rien d’autre à attendre de la France qu’un foyer bondé où se côtoient jeunes et vieux, travailleurs et inactifs, malades et bien portants, anciens de la rue et égarés passagers. Ils jouent aux cartes, dorment, fument une cigarette, s’ennuient. Quel espoir, quel projet leur proposer ? Impuissant, l’éducateur ne peut que veiller sur eux, d’un œil détaché mais attentif. Ne pas les oublier, ne pas les laisser sombrer au contact de ce monde étrange. Une incommensurable frustration.(...)
on sert le repas au réfectoire ; complet, il permet de réchauffer des corps engourdis par une journée de plus dans la précarité ; moment de vie en collectivité, il recèle son lot de camaraderie et de tensions. C’est ce moment là que choisissent des CRS pour pénétrer avec violence dans le centre, et interpeller sans ménagement un jeune marocain. Le motif ? Un flagrant délit. Pas besoin de commission rogatoire, pas de discussion. Les anciens, chancelants sur leurs béquilles, sont bousculés ; les sans-papiers sont traumatisés, l’équipe éducative scandalisée. Mais rien n’y fait, le jeune homme partira menotté à l’arrière du fourgon. Un triste incident de plus. Comme le dira François un peu plus tard, « peut-être qu’il avait des choses à se reprocher ? ». Il peut avoir raison ; l’accueil d’urgence est inconditionnel, et on croise dans le centre d’anciens détenus, de grands malades psychiatriques, des demandeurs d’asile…(...)
Malgré les 200 places d’hébergement disponibles dans le centre, et malgré la présence de nombreuses structures à Lyon, plusieurs centaines de personnes restent chaque nuit sans solution.(...)
Les odeurs et les bruits se mélangent, les douches sont collectives, les toilettes aussi ; c’est l’urgence, avec ses disparités, ses contraintes, ses limites.(...)
A minuit, la présence éducative prend fin ; les agents de sécurité prennent le relais, et veilleront sur le centre et ses usagers jusqu’au lendemain matin. Ils sont encore quelques-uns dans la salle, et l’un d’entre eux dort sur sa chaise ; il ne sera pas réveillé, car il le veut ainsi. Il n’aime pas les lits, il communique peu, il veut être tranquille.(...)
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