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Stratégie pour une reconquête
Article mis en ligne le 22 novembre 2014
dernière modification le 18 novembre 2014

Le retour des controverses rituelles sur les prévisions de croissance, l’immigration ou le dernier fait divers conforte l’impression que l’ordre néolibéral aurait repris son rythme de croisière. Le choc de la crise financière ne paraît pas l’avoir durablement ébranlé. A moins d’attendre que des soulèvements spontanés ne produisent un jour une riposte générale, quelles priorités et quelle méthode peut-on imaginer pour changer la donne ?

Cinq ans ont passé depuis la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008. La légitimité du capitalisme comme mode d’organisation de la société est atteinte ; ses promesses de prospérité, de mobilité sociale, de démocratie ne font plus illusion. Mais le grand changement n’est pas intervenu. Les mises en cause du système se sont succédé sans l’ébranler. Le prix de ses échecs a même été payé en annulant une partie des conquêtes sociales qui lui avaient été arrachées. « Les fondamentalistes du marché se sont trompés sur à peu près tout, et pourtant ils dominent la scène politique plus complètement que jamais », constatait l’économiste américain Paul Krugman il y a déjà près de trois ans |1|. En somme, le système tient, même en pilotage automatique. Ce n’est pas un compliment pour ses adversaires. Que s’est-il passé ? Et que faire ? (...)

La victoire des néolibéraux depuis 2008 doit beaucoup au secours de la cavalerie des pays émergents. Car le « basculement du monde », ce fut aussi l’entrée dans la danse capitaliste des gros détachements de producteurs et de consommateurs chinois, indiens, brésiliens. Lesquels servirent d’armée de réserve au système au moment où il semblait à l’agonie (...)

L’existence des « bourgeoisies nationales » — et la mise en œuvre de solutions nationales — se heurtent donc au fait que les classes dirigeantes du monde entier ont désormais partie liée. A moins de demeurer mentalement encalminé dans l’anti-impérialisme des années 1960, comment escompter encore, par exemple, qu’une résolution progressiste des problèmes actuels puisse avoir pour artisans des élites politiques chinoise, russe, indienne aussi affairistes et vénales que leurs homologues occidentales ?

Le reflux ne fut pourtant pas universel. « L’Amérique latine, relevait il y a trois ans le sociologue Immanuel Wallerstein, a été la success story de la gauche mondiale pendant la première décennie du XXIe siècle. Cela est vrai à deux titres. Le premier et le plus remarqué, parce que les partis de gauche ou de centre gauche ont remporté une succession impressionnante d’élections. Ensuite, parce que les gouvernements latino-américains ont pris pour la première fois de manière collective leurs distances avec les Etats-Unis. L’Amérique latine est devenue une force géopolitique relativement autonome |2|. » (...)

Et démontré ainsi qu’il existe bien une alternative, que tout n’est pas impossible, mais que pour créer les conditions de la réussite il faut engager des réformes de structure, économiques et politiques. Lesquelles remobilisent des couches populaires que l’absence de perspective a enfermées dans l’apathie, le mysticisme ou la débrouille. C’est peut-être aussi comme cela qu’on combat l’extrême droite.

Comment refouler l’ordre marchand

Des transformations structurelles, oui, mais lesquelles ? Les néolibéraux ont si bien enraciné l’idée qu’il n’y avait « pas d’alternative » qu’ils en ont persuadé leurs adversaires, au point que ceux-ci en oublient parfois leurs propres propositions… Rappelons-en quelques-unes en conservant à l’esprit que plus elles semblent ambitieuses aujourd’hui, plus il importe de les acclimater sans tarder. Et sans jamais oublier que leur rudesse éventuelle doit être rapportée à la violence de l’ordre social qu’elles veulent défaire.

Cet ordre, comment le contenir, puis le refouler ? L’extension de la part du secteur non marchand, celle de la gratuité aussi, répondraient d’un seul coup à ce double objectif. L’économiste André Orléan rappelle qu’au XVIe siècle « la terre n’était pas un bien échangeable, mais un bien collectif et non négociable, ce qui explique la vigueur de la résistance contre la loi sur l’enclosure des pâturages communaux ». Il ajoute : « Même chose aujourd’hui avec la marchandisation du vivant. Un bras ou du sang ne nous apparaissent pas comme des marchandises, mais qu’en sera-t-il demain ? » |4|

Pour contrecarrer cette offensive, il conviendrait peut-être de définir démocratiquement quelques besoins élémentaires (logement, nourriture, culture, communications, transports), de les faire financer par la collectivité et d’en offrir à tous la satisfaction. Voire, comme le recommande le sociologue Alain Accardo, d’« étendre rapidement et continûment le service public jusqu’à la prise en charge “gratuite” de tous les besoins fondamentaux à mesure de leur évolution historique, ce qui n’est économiquement concevable que moyennant la restitution à la collectivité de toutes les ressources et toutes les richesses servant au travail social et produites par les efforts de tous |5| » (...)

Mais comment éviter alors de basculer d’une tyrannie des marchés à un absolutisme d’Etat ? Commençons, nous dit le sociologue Bernard Friot, par généraliser le modèle des conquêtes populaires qui fonctionnent sous nos yeux, la Sécurité sociale par exemple, contre laquelle s’acharnent des gouvernements de toutes obédiences. Ce « déjà-là émancipateur » qui, grâce au principe de la cotisation, socialise une partie importante de la richesse, permet de financer les pensions des retraités, les indemnités des malades, les allocations des chômeurs. Différente de l’impôt perçu et dépensé par l’Etat, la cotisation ne fait pas l’objet d’une accumulation et, à ses débuts, fut principalement gérée par les salariés eux-mêmes. Pourquoi ne pas aller plus loin |6| ?

Délibérément offensif, un tel programme comporterait un triple avantage. Politique : bien que susceptible de réunir une très large coalition sociale, il est irrécupérable par les libéraux ou par l’extrême droite. Ecologique : il évite une relance keynésienne qui, en prolongeant le modèle existant, reviendrait à ce qu’« une somme d’argent soit injectée dans les comptes en banque pour être redirigée vers la consommation marchande par la police publicitaire |7| ». Il privilégie aussi des besoins qui ne seront pas satisfaits par la production d’objets inutiles dans les pays à bas salaires, suivie de leur transport en conteneurs d’un bout à l’autre de la Terre. Un avantage démocratique enfin : la définition des priorités collectives (ce qui deviendra gratuit, ce qui ne le sera pas) ne serait plus réservée à des élus, à des actionnaires ou à des mandarins intellectuels issus des mêmes milieux sociaux.

Une approche de ce type est urgente. (...)

Le garrot imposé à la collectivité se desserrera d’autant plus vite que celle-ci recouvrera les recettes fiscales que trente ans de néolibéralisme ont dilapidées. Pas seulement lorsqu’on a remis en cause la progressivité de l’impôt et s’est accommodé de l’extension de la fraude, mais quand on a créé un système tentaculaire dans lequel la moitié du commerce international de biens et de services transite par des paradis fiscaux. Leurs bénéficiaires ne se résument pas à des oligarques russes ou à un ancien ministre français du budget : ils comptent surtout des entreprises aussi dorlotées par l’Etat (et aussi influentes dans les médias) que Total, Apple, Google, Citigroup ou BNP Paribas. (...)

On pourrait ajouter à la liste des priorités le gel des hauts salaires, la fermeture de la Bourse, une nationalisation des banques, la remise en cause du libre-échange, la sortie de l’euro, le contrôle des capitaux... Autant d’options déjà présentées dans ces colonnes. Pourquoi alors privilégier la gratuité, la remise à plat de la dette publique et la récupération fiscale ? Simplement parce que, pour élaborer une stratégie, imaginer son assise sociale et ses conditions de réalisation politiques, mieux vaut choisir un petit nombre de priorités plutôt que de composer un catalogue destiné à réunir dans la rue une foule hétéroclite d’indignés que dispersera le premier orage.

La sortie de l’euro mériterait à coup sûr de figurer au nombre des urgences |13|. Chacun désormais comprend que la monnaie unique et la quincaillerie institutionnelle et juridique qui la soutient (Banque centrale indépendante, pacte de stabilité) interdisent toute politique s’attaquant à la fois au creusement des inégalités et à la confiscation de la souveraineté par une classe dominante subordonnée aux exigences de la finance.

Cependant, pour nécessaire qu’elle soit, la remise en cause de la monnaie unique ne garantit aucune reconquête sur ce double front, ainsi que le démontrent les orientations économiques et sociales du Royaume-Uni ou de la Suisse. (...)

Inutile de prétendre que ce « programme » dispose d’une majorité dans quelque Parlement du monde que ce soit. Les transgressions qu’il prévoit incluent nombre de règles présentées comme intangibles. Toutefois, lorsqu’il s’est agi de sauver leur système en détresse, les libéraux n’ont pas manqué d’audace, eux. Ils n’ont reculé ni devant une hausse sensible de l’endettement (dont ils avaient assuré qu’elle ferait flamber les taux d’intérêt). Ni devant une forte relance budgétaire (dont ils avaient prétendu qu’elle déchaînerait l’inflation). Ni devant l’augmentation des impôts, la nationalisation des banques en faillite, un prélèvement forcé sur les dépôts, le rétablissement du contrôle des capitaux (Chypre). En somme, « quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat ». Et ce qui vaut pour eux vaut pour nous, qui souffrons trop de modestie… Ce n’est pourtant ni en fantasmant un retour au passé ni en espérant seulement réduire l’ampleur des catastrophes qu’on redonnera confiance, qu’on combattra la résignation à n’avoir en définitive d’autre choix possible que l’alternance d’une gauche et d’une droite appliquant peu ou prou le même programme.

Oui, de l’audace (...)

Si les idées pour remettre le monde à l’endroit ne manquent pas, comment les faire échapper au musée des virtualités inaccomplies ? Ces derniers temps, l’ordre social a suscité d’innombrables contestations, des révoltes arabes aux mouvements d’« indignés ». Depuis 2003 et les foules immenses rassemblées contre la guerre d’Irak, des dizaines de millions de manifestants ont envahi les rues, de l’Espagne à Israël, en passant par les Etats-Unis, la Turquie ou le Brésil. Ils ont retenu l’attention, mais n’ont pas obtenu grand-chose. Leur échec stratégique aide à baliser la marche à suivre.

Le propre des grandes coalitions contestataires est de chercher à consolider leur nombre en évitant les questions qui divisent. Chacun devine quels sujets feraient voler en éclats une alliance qui n’a parfois pour assise que des objectifs généreux mais imprécis : une meilleure répartition des revenus, une démocratie moins mutilée, le refus des discriminations et de l’autoritarisme. A mesure que la base sociale des politiques néolibérales se rétrécit, que les couches moyennes paient à leur tour le prix de la précarité, du libre-échange, de la cherté des études, il devient d’ailleurs plus facile d’espérer rassembler une coalition majoritaire.

La rassembler, mais pour quoi faire ? Les revendications trop générales ou trop nombreuses peinent à trouver une traduction politique et à s’inscrire dans le long terme. (...)

La spontanéité et l’improvisation peuvent favoriser un moment révolutionnaire. Elles ne garantissent pas une révolution. Les réseaux sociaux ont encouragé l’organisation latérale des manifestations ; l’absence d’organisation formelle a permis d’échapper — pour un temps — à la surveillance de la police. Mais le pouvoir se conquiert encore avec des structures pyramidales, de l’argent, des militants, des machines électorales et une stratégie : quel bloc social et quelle alliance pour quel projet ? La métaphore d’Accardo s’applique ici : « La présence sur une table de toutes les pièces d’une montre ne permet pas à quelqu’un qui n’a pas le plan d’assemblage de la faire fonctionner. Un plan d’assemblage, c’est une stratégie. En politique, on peut pousser une succession de cris ou on peut réfléchir à l’assemblage des pièces |15|. »

Définir quelques grandes priorités, reconstruire le combat autour d’elles, cesser de tout compliquer pour mieux prouver sa propre virtuosité, c’est jouer le rôle de l’horloger. Car une « révolution Wikipédia dans laquelle chacun ajoute du contenu |16| » ne réparera pas la montre. (...)

Toutefois, se pose aussi et de plus en plus la question du rapport au pouvoir. Dès lors que nul n’imagine encore que les principaux partis et les institutions actuelles modifient si peu que ce soit l’ordre néolibéral, la tentation s’accroît de privilégier le changement des mentalités sur celui des structures et des lois, de délaisser le terrain national, de réinvestir l’échelon local ou communautaire dans l’espoir d’y créer les quelques laboratoires des futures victoires. « Un groupe parie sur les mouvements, les diversités sans organisation centrale, résume Wallerstein ; un autre avance que si vous n’avez pas de pouvoir politique, vous ne pouvez rien changer. Tous les gouvernements d’Amérique latine ont ce débat |19|. » (...)

Le lien entre mouvements sociaux et relais institutionnels, contre-pouvoirs et partis, a toujours été problématique. Dès lors que n’existe plus un objectif principal, une « ligne générale » — et moins que jamais un parti ou un cartel qui l’incarnerait —, il faut « se demander comment créer du global à partir du particulier |20| ». La définition de quelques priorités mettant directement en cause le pouvoir du capital permettrait d’armer les bons sentiments, de s’attaquer au système central, de repérer les forces politiques qui y sont elles aussi disposées

L’utopie libérale a brûlé sa part de rêve

Il importera toutefois d’exiger aussitôt d’elles que les électeurs puissent, par référendum, révoquer leurs élus avant le terme de leur mandat ; depuis 1999, la Constitution vénézuélienne comporte une telle disposition. Nombre de chefs de gouvernement ont en effet pris des décisions majeures (âge de la retraite, engagements militaires, traités constitutionnels) sans en avoir préalablement reçu mandat de leur peuple. Celui-ci obtiendrait ainsi le droit de prendre sa revanche autrement qu’en réinstallant au pouvoir les frères jumeaux de ceux qui viennent de tromper sa confiance. (...)

La partie n’est pas perdue. L’utopie libérale a brûlé sa part de rêve, d’absolu, d’idéal, sans laquelle les projets de société se fanent puis périssent. Elle ne produit plus que des privilèges, des existences froides et mortes. Un retournement interviendra donc. Chacun peut le faire advenir un peu plus tôt.