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Soutien aux travailleuses.eurs agricoles étrangères.s : justice et égalité (1/3)
Article mis en ligne le 28 juillet 2020

Ces derniers mois, l’explosion inconsidérée du nombre de travailleuses.eurs migrantes.s testées.s positives au Covid-19, a remis en lumière l’exploitation systémique et les conditions de vies indignes des milliers de travailleuses.eurs agricoles étrangères.s dans l’agriculture. Nous republions plusieurs articles sur la situation actuelle et les affaires judiciaires en cours...

Le premier article ci-dessous détaille et se focalise sur les agissements scandaleux de l’entreprise de détachement Terra Fecundis, mais c’est bien au-delà que le problème s’enracine...
Initialement publié sur médiapart le 17 juillet 2020
Episode 1/3 Terra Fecundis : l’exploitation de travailleurs en « bande organisée » visée par la justice

Elle fournit des travailleurs migrants par milliers aux agriculteurs français. Mais Terra Fecundis, société espagnole, sera bientôt jugée pour une fraude massive aux règles sur le travail détaché. Révélations sur une affaire emblématique d’un dumping social invisibilisé : celui à l’œuvre dans nos campagnes.

Plus de 6 000 intérimaires étrangers, près de 500 exploitations agricoles et une trentaine de départements concernés : la « méga » enquête visant la société Terra Fecundis, qui devait être jugée en mai à Marseille et dont le procès a été reporté en raison de la crise sanitaire, a révélé un système hors norme de détournement de la directive européenne sur le « travail détaché » au détriment des droits des salariés, voire du respect de la dignité humaine, dans les champs de fruits et légumes français.

Comme d’autres agences d’intérim espagnoles inquiétées par la justice hexagonale, l’entreprise organise depuis des années la mise à disposition de travailleurs migrants auprès d’exploitants du Gard, du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône notamment, de façon massive – et plutôt discrète jusqu’à la découverte ce printemps de cas de Covid-19 dans des hébergements d’ouvriers agricoles. Selon des pièces judiciaires consultées par Mediapart, Terra Fecundis serait à l’origine d’une fraude aux cotisations évaluée, pour les seules années 2012 à 2015 visées par l’enquête, à 112 millions d’euros, au préjudice de la Sécurité sociale. (...)

Si le système mis au point par Terra Fecundis arrive enfin devant le tribunal, il n’est déjà plus tout neuf. Son essor remonte à la crise de 2008, dramatique outre-Pyrénées pour le secteur du BTP, gros employeur de main-d’œuvre étrangère. (...)

C’est ainsi que Terra Fecundis se met à « servir » à tour de bras des agriculteurs français, dépêchant surtout des migrants d’origine latino-américaine (Colombiens, Équatoriens, etc.), parfois des Marocains ou des Sénégalais. Certains ont acquis la nationalité espagnole ; les autres disposent théoriquement de titres de séjour en Espagne. Année après année, le nombre d’entrées en France ne cesse d’augmenter – en 2015, plus de 6 700 personnes identifiées ont ainsi été dispatchées sur plus de 550 exploitations agricoles. Dans une synthèse consultée par Mediapart, les gendarmes de l’Office central de lutte contre le travail illégal (Oclti), chargés de l’enquête par le parquet de Marseille avec l’appui de la police aux frontières et de l’Inspection du travail, s’alarment ainsi d’un « accroissement exponentiel du nombre de clients [français] ».

Problème : à part l’existence d’un siège social dans le sud de l’Espagne, Terra Fecundis n’exerce aucune activité ou presque dans son pays. (...)

Aux yeux du parquet, Terra Fecundis, dont le chiffre d’affaires en France était évalué à plus de 57 millions d’euros en 2018, aurait dû s’immatriculer et régler ses cotisations dans l’Hexagone, et a contrevenu de ce fait à la législation sur le travail détaché dans des proportions encore jamais jugées en France. (...)

Mais au-delà de la fraude sociale, c’est tout un système d’exploitation de personnes vulnérables que les enquêteurs ont mis au jour, en particulier dans le triangle Marseille-Arles-Avignon, à coups de perquisitions sur des lieux d’hébergement, d’écoutes, d’auditions de dizaines et de dizaines d’intérimaires, de maraîchers et arboriculteurs français. « Terra Fecundis privilégie une rentabilité à l’excès », résument les gendarmes dès 2016.

À l’époque de l’enquête, de nombreux migrants interrogés sont logés dans les bungalows d’un camping situé à Noves (non loin d’Avignon) ou dans des bâtiments vétustes, notamment un lieu surnommé « El Carcel » par les résidents (« la prison », non loin d’Arles), que Terra Fecundis loue à l’année. (...)

D’autres observations font état de locaux non entretenus par les chefs d’établissement, de pièces surpeuplées, de cuisines impraticables.
« Les éléments constitutifs de la traite des êtres humains sont réunis » (...)

le recrutement, le transport de l’Espagne vers la France, l’hébergement dans des conditions indignes à des fins d’exploitation par le travail […], et ce en échange d’une rémunération ». Une infraction pas retenue non plus pour le procès.

Parlant rarement français, ces travailleurs sont en tout cas coupés de la population locale. Tous les procès-verbaux racontent la même histoire : conduits en bus depuis l’Espagne sans connaître leur destination finale, sans possession de leur contrat de travail et sans information claire sur la durée de leur emploi ni le montant de leur rémunération, ces candidats au travail en France pour gagner un peu plus d’argent qu’en Espagne se retrouvent coincés par le système Terra Fecundis, une fois arrivés sur le sol hexagonal.

Pour travailler dans les champs comme pour faire leurs courses, la plupart sont dépendants d’une navette assurée par l’entreprise espagnole. Certains intérimaires sont contraints d’arriver sur leur lieu de travail avec plus d’une heure d’avance, d’en repartir après une heure d’attente. D’autres racontent aux enquêteurs avoir été victimes de menaces, de harcèlement, voire de harcèlement sexuel – sans que ces éléments soient démontrés dans le dossier. (...)

Un travailleur équatorien de 33 ans employé par Terra Fecundis, Elio, a même trouvé la mort en 2011 sur une exploitation de melons (une Sarl gérée par l’époux d’une cadre de l’entreprise espagnole), à la suite d’une déshydratation et d’une journée de labeur où l’eau a manqué. Pour venir à son secours, c’est un « chef de zone » de Terra Fecundis qui a été appelé, plutôt que les pompiers.

À l’issue d’une information judiciaire ouverte à Tarascon (au cours de laquelle la société espagnole a été placée sous le simple statut de « témoin assisté »), la Sarl a été jugée en janvier dernier pour « homicide involontaire » par violation délibérée d’une obligation de prudence ou de sécurité. Une relaxe ayant été prononcée, la famille a depuis fait appel. (...)

Dans le dossier Terra Fecundis, de nombreuses pièces dévoilent, en outre, un système de double comptabilité horaire : celle enregistrée par les travailleurs sur les exploitations (parfois agrémentée de la mention « horas reales » – heures réelles) et celle transmise ensuite à Terra Fecundis. (...)

Cette affaire, en réalité, illustre à merveille le dumping social à l’œuvre dans le secteur agricole français, caractérisé par un enchevêtrement complexe entre droit européen, Code du travail et droit rural français. Les salariés, souvent peu représentés syndicalement, sont totalement invisibilisés dans le discours public, monopolisé par les exploitants et paysans – pourtant statistiquement moins nombreux que les salariés agricoles.

Les agences d’intérim espagnoles sont ainsi nombreuses à s’être jetées sur les campagnes françaises (...)

Ce système pourrait toutefois se retrouver affaibli par les affaires judiciaires qui s’accumulent. (...)

les autorités judiciaires qui se penchent sur ce système d’exploitation massive de saisonniers semblent se concentrer sur les infractions liées à la fraude sociale possiblement imputables aux agences étrangères, sans aller toujours chercher de responsabilités du côté des entreprises françaises donneuses d’ordre, rarement inquiétées, alors que les infractions d’« emploi d’étrangers sans titre » par exemple, ou de « conditions d’hébergement indignes » existent.

De nombreux exploitants du Gard et des Bouches-du-Rhône, pourtant, sont bien partie prenante de ce système, (...)

Un autre procès visant Terra Fecundis pour « travail dissimulé », attendu pour 2021 à Nîmes, pourrait tout de même envoyer un autre signal. A l’issue d’une enquête initiée sur signalement de l’inspection du travail d’Occitanie, cinq exploitations françaises du Gard (et certains de leurs dirigeants) comparaîtront en effet au côté de l’agence espagnole pour avoir recouru « sciemment » au travail dissimulé que Terra Fecundis se voit reproché (sur les années 2017 à 2019), ainsi que pour « l’emploi d’étrangers sans titre ».

L’une d’elles, basée à Sait-Gilles, sera même jugée pour avoir, à l’été 2017, « soumis au moins 35 salariés agricoles à des conditions d’hébergement incompatible avec la dignité humaine ».