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l’Humanité
Slavoj Žižek : "Le 25 janvier 2015, nous sommes tous Grecs !"
Par Slavoj Žižek, philosophe et psychanalyste slovène
Article mis en ligne le 19 janvier 2015

Ceux qui critiquent nos démocraties institutionnelles déplorent souvent que les élections ne présentent pas de véritable choix. D’une manière générale, nous sommes appelés à choisir entre un parti de centre droit et un parti de centre gauche, dont les programmes sont presque indifférenciables. Le 25 janvier prochain sera une exception à la règle : tout comme le 17 juin 2012, les électeurs grecs devront trancher entre, d’une part, l’establishment, d’autre part, Syriza.

Rien d’étonnant à ce que ce moment de choix véritable sème la panique dans les rangs de l’establishment. On dépeint une société sombrant dans le chaos, la pauvreté et la violence si le « mauvais » parti l’emportait. La simple possibilité d’une victoire de Syriza fait trembler de peur les marchés du monde entier. C’est sans surprise que la prosopopée idéologique reprend de plus belle : les marchés se mettent de nouveau à parler comme des personnes vivantes, exprimant leur « inquiétude » quant aux conséquences d’une élection qui ne produirait pas un gouvernement avec un mandat populaire résolu à poursuivre le programme d’austérité fiscale.

Petit à petit, un idéal se profile derrière la réaction de l’establishment européen face à la menace d’une victoire de Syriza en Grèce. On trouve la meilleure expression de cet idéal dans le titre d’un article publié par GideonRachman dans Financial Times (19/12/2014) : « Le maillon faible de la zone euro, ce sont ses électeurs » [Europe’sweakestlinkis the voters]. Dans le monde idéal qu’envisage l’establishment, l’Europe se débarrasserait de son « maillon faible » et donnerait aux experts le pouvoir d’imposer directement les mesures économiques nécessaires. Si des élections devaient encore avoir lieu, leur seule fonction serait de confirmer le consensus des experts.

De ce point de vue, les élections grecques auraient tout d’un cauchemar. Alors comment éviter la catastrophe ?

La façon la plus évidente serait de jouer la carte de la peur et de dire aux électeurs grecs : « Vous pensez souffrir maintenant ? Vous n’avez encore rien vu ! Si Syriza prend le pouvoir, vous regretterez la douceur de vivre de ces dernières années ! » On pourrait aussi imaginer que Syriza délaisse le projet européen(ou s’en fasse exclure), avec des conséquences imprévisibles, ou encore qu’on en arrive à un « sale compromis ». Cette dernière possibilité entraînerait une autre peur : non pas celle du comportement « irrationnel » de Syriza après sa victoire, mais, au contraire, la peur que Syriza consente à un compromis « rationnel » qui déçoive les électeurs, avec le mécontentement qui s’ensuivrait, sans que Syriza puisse le canaliser cette fois…
De quelle marge de manœuvre jouirait un éventuel gouvernement Syriza ? Pour paraphraser le président Bush, on ne doit surtout pas sous-estimer le pouvoir destructeur du capital international, surtout s’il est conjugué au sabotage d’un État grec bureaucratique, corrompu et clientéliste. Dans de telles conditions, un nouveau gouvernement peut-il parvenir à imposer des changements radicaux ?

Le piège qui se tend ici se perçoit assez clairement dans Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty. Ce dernier explique qu’il faut accepterle capitalisme comme le seul système valable ; ainsi, la seule solution envisageable serait de permettre à l’appareil capitaliste de fonctionner dans sa sphère propre, tandis que la justice égalitaire serait assurée politiquement par un pouvoir démocratiquequi réglementerait le système économique et se chargerait de la redistribution des richesses.

Une telle solution est utopique au sens le plus strict du terme. Piketty sait bien que le modèle qu’il propose nepourrait marcher que s’il était appliqué au niveau international, au-delà des limites des États-nations (sinon le capital n’aurait qu’à se réfugier dans les États où les impôts sont moins élevés). Une telle mesure internationale présuppose l’existence d’un pouvoir supranational doté de la puissance et de l’autorité d’en faire respecter les termes. Or, un tel pouvoir est inimaginable dans les limites du capitalisme mondial contemporain et des mécanismes politiques que celui-ci implique. En un mot, si un tel pouvoir existait, le problème des injustices du capitalisme aurait déjà été résolu.

La seule issue de ce cercle vicieux est de trancher le nœud gordien et d’agir. Il n’existe jamais de conditions parfaites pour l’action : chaque acte survient par définition trop tôt ; il faut bien commencer quelque part, avec une intervention particulière. Il faut juste tenir compte des complications ultérieures auxquelles tel ou tel acte va conduire. Ainsi, c’est parfaitement utopique d’imaginer qu’on puisse maintenir le capitalisme mondial tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec le même fonctionnement, et qu’on puisse simplement y ajouter le taux d’imposition plus élevé que propose Piketty. (...)

ceux au pouvoir ne tiennent pas à ceque la dette soit intégralement remboursée. Les créditeurs et les gérants de la dette accusent les pays endettés de ne pas se sentir suffisamment coupables ; on les accuse même de se sentir innocents. Cette pression correspond parfaitement au Surmoi de la psychanalyse. Comme Freud l’avait très bien vu, le paradoxe du Surmoi est que, plus on obéit à ses exigences, plus on culpabilise. Imaginez un enseignant vicieux qui donne des tâches impossibles à ses élèves et qui se moque sadiquement d’eux lorsqu’ils sont saisi d’angoisse et de panique. Le vrai but du prêt d’argent n’est pas son remboursement avec un profit ; c’estle prolongement indéfini de la dette afin de maintenir le débiteur dans un état perpétuel de dépendance et de subordination.
(...)

La dette sert à contrôler et à réguler le débiteur ; comme telle, elle s’efforce de se reproduire sur une échelle progressive.Ainsi, la seule véritable solution est claire : puisque chacun sait que la Grèce ne remboursera jamais sa dette, il faudra trouver le courage de l’annuler. Les conséquences économiques en seraient tout à fait gérables ; il faut juste de la volonté politique.

C’est là notre seul espoir de briser le cercle vicieux entre la technocratie néolibérale de Bruxelles et les gesticulations anti-immigré. Si nous n’agissons pas, d’autres, comme l’Aube dorée ou l’UKIP, le feront à notre place. (...)