
Forme exemplaire de militantisme répondant à une épidémie elle-même exceptionnelle, le monde associatif de la lutte contre le sida connaît aujourd’hui des difficultés. Cette situation, tributaire des politiques récentes de santé publique, est aussi la conséquence de la normalisation de l’épidémie et de la médicalisation de la prévention.
- 12 décembre 2013 : la direction générale de l’association AIDES annonce un plan social. À l’échelle nationale, plus de 60 postes sur 460 seront supprimés au premier semestre 2014. La nouvelle fait l’effet d’un séisme au sein de l’association, entraînant plusieurs journées de grève en janvier et février 2014.
- 20 décembre 2013 : par un article publié sur son site Act Up-Paris rend publique la décision de mettre ses salariés en chômage technique à partir du mois de janvier, afin d’éviter le dépôt de bilan. Quelques mois plus tard, l’association lance une souscription en ligne : « Act Up doit vivre », et entame une procédure de redressement judiciaire.
Début 2014, les difficultés financières simultanées des deux principales associations historiques de la lutte contre le VIH/sida ont remis la cause sous les projecteurs médiatiques. La situation témoigne d’une réalité crue : la baisse des financements publics n’épargnent pas le monde associatif « sida ». Mais cette crise reflète également des transformations structurelles intervenues au cours des quinze dernières années. (...)
Depuis la fin des années 1990, le militantisme sida semble être sorti du radar de la plupart des chercheurs, des journalistes ou des décideurs politiques. Chaque année, le Sidaction et le 1er décembre (journée mondiale contre le sida) donnent lieu à des reportages et des articles. Mais le sujet ne fait plus l’objet d’une couverture médiatique importante. En 2014, la médiatisation des difficultés financières de AIDES et d’Act Up-Paris a rappelé que l’engagement collectif face à l’épidémie existe toujours, et qu’il est en difficulté. Comment comprendre cette situation ? Retour sur une histoire mouvementée. (...)
On estime en 2014 que 150 000 personnes vivraient avec le VIH. Depuis 1996, les trithérapies ont inversé la courbe des décès… et celle de la visibilité publique de la lutte contre le sida.
Cette normalisation de la maladie explique en grande partie l’épuisement de « l’exceptionnalisme » du sida. Avec le recul, cette manière de penser l’épidémie apparaît attachée à une période historique : les années où aucun traitement viable n’était disponible. Pour autant, cette approche est demeurée le cadre de référence de l’engagement associatif et des politiques publiques, jusqu’aux années récentes. Ce décalage est au cœur des difficultés actuelles de la lutte contre le sida. Car, ni totalement exceptionnelle, ni vraiment banale, l’épidémie apparaît de plus en plus complexe à saisir. (...)
Au plan de la prise en charge médicale, l’épidémie s’est chronicisée : les traitements sont efficaces, moins lourds et donc plus acceptables. Avec les trithérapies, une personne infectée récemment a la même espérance de vie qu’une personne séronégative. Mais la réalité est plus complexe pour beaucoup de personnes vivant avec le VIH. Certaines d’entre elles sont séropositives depuis près de 20 ou 30 ans, et ont connu les premières générations de traitements, beaucoup plus toxiques. Au long cours, l’infection et les traitements ont pu avoir des effets délétères sur l’organisme, qui se répercutent aujourd’hui en termes de vieillissement prématuré, de maladie cardio-vasculaires ou de cancers. Pour d’autres, la coïnfection avec le virus de l’hépatite C induit des complications. Plus largement, si l’efficacité des trithérapies est indiscutable, on manque encore de recul sur leurs potentiels effets à l’échelle de plusieurs décennies.
La spécificité du VIH réside également dans son impact global. L’épidémie épouse et aggrave en effet les inégalités structurelles entre Nord et Sud. (...)
Enfin, le VIH est une épidémie spécifique de par la mobilisation associative qu’elle continue de susciter. L’engagement sida reste un modèle d’activisme original dans la manière dont s’articulent la défense des personnes atteintes, la revendication des droits des minorités et la transformation sociale. En témoigne l’implication des associations pour les droits des couples de même sexe, des personnes trans ou pour le droit des étrangers. Cette politisation est la marque de fabrique de la lutte contre le sida en France, qui la différencie d’autres pathologies comme le cancer, le diabète ou les maladies rares.
Mais ces formes de mobilisation sont justement au cœur des questionnements sur la fin de l’exceptionnalité du sida. (...)
Les risques de la professionnalisation
Dans le sillage de AIDES et d’Act Up, une myriade d’association se développe au cours des années 1980/1990 dans toute la France. Les fondateurs sont le plus souvent des bénévoles, concernés de près par le VIH. Les actions menées couvrent un vaste domaine, qui va de l’information du grand public à la distribution de préservatifs ou de seringues, à la collecte de fonds, en passant par le soutien aux personnes séropositives et leurs proches, dans les hôpitaux ou à domicile.
Issu d’une mobilisation spontanée, le mouvement sida s’est progressivement professionnalisé. (...)
Pour ses initiateurs, AIDES se positionne comme un mouvement capable d’aiguiller l’action des pouvoirs publics, en développant des réponses originales face à l’épidémie. En faisant la preuve de l’utilité et de la pertinence de ses actions, il s’agit ensuite de les transférer vers une prise en charge publique. La ligne d’écoute téléphonique de AIDES symbolise ce processus : reprise par un financement publique, elle devient Sida Info Service en 1990. Cependant, le modèle s’enraye au cours des années suivantes. Engagés dans la restructuration des politiques de santé (financement de la Sécurité sociale, etc.), les pouvoirs publics renforcent la délégation des services. Ainsi, les Programmes d’échange de seringues, les services d’aide à domicile ou d’hébergement social sont maintenus dans la sphère associative. Cette délégation est assortie de financements par projet qui positionnent les associations dans une situation de dépendance vis-à-vis de leurs bailleurs de fonds pour le maintien d’un poste et/ou de locaux. L’enjeu dépasse bien sûr la seule lutte contre le sida. Mais la délégation des services de santé ouvre une brèche dans la logique militante de transformation sociale : à défaut de transférer à l’État les actions innovantes qu’elles ont développées, les associations deviennent gestionnaires.
L’évolution des formes d’action est un autre facteur de transformation de la lutte contre le sida. (...)
faute de volontaires en nombre suffisant, les salariés gèrent les situations de précarité, d’autant plus lourdes que la protection sociale recule, au fil des réformes successives de l’Assurance Maladie, des retraites, de l’assurance chômage, etc. Et leur statut de professionnels renforce le caractère hiérarchique de la relation d’aide.
Ces processus, similaires aux évolutions constatées dans d’autres mouvements sociaux, réorganisent profondément le travail des associations.
(...)
Trente ans après la création de AIDES, 25 ans après la création d’Act Up-Paris, la crise des associations de lutte contre le sida traduit les évolutions de l’épidémie. (...)
Dans un contexte marqué par le désengagement des pouvoirs publics les associations de lutte contre le sida se sont finalement pliées au reformatage néo-libéral de la gestion du système de santé. Un modèle qui consacre la délégation des missions de service public, mais aussi le financement par projet et ses corollaires comptables : la définition d’objectifs chiffrés et l’évaluation quantitative des actions de terrain. Le domaine du VIH n’est bien entendu pas le seul exemple de ce tournant, institutionnalisé depuis 2009 par la création des Agences Régionales de Santé.
Mais, malgré les difficultés, le mouvement « sida » français reste, l’un des plus dynamiques et des plus politisés en Europe. (...)
Construit en autonomie vis-à-vis du monde médical, l’espace associatif du VIH/sida demeure riche de potentialités de transformation sociale. Les évolutions des 15 dernières années ont certes contribué à normaliser la cause. Mais la capacité à produire une parole politique originale, issue de l’expérience profane, continue à faire la force de la lutte contre le sida en France.