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Sicile : coopératives contre mafia (1893-2018)
Article mis en ligne le 8 décembre 2019
dernière modification le 6 décembre 2019

Apparue à la fin du 19e siècle, la mafia en Sicile, excroissance maligne du capitalisme italien, mais gardienne zélée de l’ordre social inégalitaire, s’est affrontée au mouvement ouvrier pour imposer sa loi. Jusqu’à aujourd’hui, le mouvement social lui a fait opposition. Les coopératives au premier rang.

Au 19e siècle, la majorité des terres agricoles siciliennes sont possédées par des familles aristocratiques, les latifundiums dont elles confient la gestion à des gabelloti qui collectent les loyers. Ce sont les seuls intermédiaires entre les paysans et les propriétaires et ce sont eux qui formeront l’armature sociale de la mafia. Ils usent de méthodes violentes à l’égard des paysans pour imposer les prix des loyers des terres et organisent pour leur propre compte rapines et prévarications. Ils sont au centre d’un système de contrôle social de l’ensemble du territoire. En 1892, apparait la première organisation indépendante de paysans. On hésite à donner le nom de cette organisation aux lecteur·trices qui pourrait les troubler : les fasci qui n’ont aucun rapport avec les fascios mussoliniens des années 1920. La question de la réforme agraire était au centre du programme des fasci, mais le mouvement ne connaitra un véritable essor à la suite de la tuerie de Caltavuturo en janvier 1893 lorsque l’armée tire sur les paysan·nes qui occupent des terres communales qu’ils.elles revendiquent (13 tué·es et 21 blessé·es). Les fascis affirmaient une totale opposition à la mafia naissante et il n’était pas rare de voir des mafieux aux côtés de la police pour tirer sur des paysans lors d’occupation de terres ou pendant des grèves. La question coopérative était également présente chez les fasci comme moyen de lutte. (...)

L’Église catholique, soucieuse de conserver sa base sociale paysanne, n’était pas absente du mouvement coopératif. Ainsi Sturzo, défenseur de la coopérative catholique, déclarait qu’elle était l’« œuvre assidue d’éducation politique et une promotion de la conscience civique, comme seuls éléments capables de battre les abus administratifs et les interférences mafieuses dans les collectivités locales ». En 1904, on comptait 152 caisses de crédit coopératif d’inspiration catholique, mais aussi de nombreuses de coopératives de consommation. On verra également apparaitre un syndicalisme chrétien avec l’Unione cattolica del lavoro (Union catholique du travail). Mais cet investissement de l’église dans le mouvement coopératif a ses limites. Bernardino Verro, premier maire socialiste de Corleone, est élu en juin 1914. En 1910, il avait fondé une coopérative à Corleone qui gérait neuf domaines où travaillaient de centaines d’ouvriers agricoles. Immédiatement, cette redistribution des latifundium rencontre l’hostilité de l’Église catholique, et notamment de sa caisse agricole de San Leoluca qui la prive de financement. Vero dénoncait dans ses discours « la mafia alliée aux catholiques ». Il est assassiné le 3 novembre 1915 par la mafia en représailles. L (...)

Dans les années 1900, le mouvement coopératif connait un essor particulier mais la grande innovation sociale sont les affittanze collettive qui organisaient des locations collectives de terre s’opposant frontalement aux gabelloti. La gestion des terres était assurée par des coopératives de paysans. (...)

l’arrivée du fascisme en 1922 devait signer le déclin et la disparition des affittanze collettive. Selon des statistiques pour le seul premier semestre de 1921, les fascistes ont détruit en Sicile 726 organisations et structures : 17 journaux et typographies, 59 maisons du peuple, 119 chambres du travail, 107 coopératives, 83 ligues paysannes, 8 sociétés de secours mutuel, 141 sections socialistes, 100 cercles de culture, 10 bibliothèques, 28 syndicats ouvriers, 53 cercles ouvriers de loisirs. Cependant, le nouveau régime tentera d’utiliser le mouvement coopératif à ses propres fins et à condition qu’il soit sous son étroit contrôle. D’où ce paradoxe que le nombre de coopératives a pu augmenter jusqu’en 1927, mais en aucun cas elles ne pouvaient être le lieu des organes indépendants de l’État. Elles relevaient plutôt de la gestion qu’entretenait le fascisme avec les couches sociales paupérisées, et ici plus particulièrement la paysannerie. De leurs côtés, les gabelloti mafieux avaient profité de l’occasion en récupérant des terres de paysans en faillite ou en jouant les intermédiaires indispensables entre les propriétaires terriens qui voulaient racheter des terres, percevant à l’occasion de juteuses commissions. L’offensive du pouvoir mussolinien contre la mafia lancée entre 1925 et 1929, avec le préfet Moro cité plus haut, s’inscrit dans le cadre d’une restauration du pouvoir de l’aristocratie terrienne contre un nouveau pouvoir parasitaire devenu trop puissant : la mafia. Par ailleurs, les chemises noires estimaient que la mafia était un obstacle à leur implantation et que ce contre-pouvoir criminel battait en brèche la toute-puissance de l’État totalitaire. (...)

1946-1948, années rouge

À l’arrivée des troupes américaines en 1943, l’aspiration à recouvrer sa destinée se manifeste dans la population sicilienne par une volonté de « séparatisme » contre un État italien synonyme d’abandon, de misère et de répression 5. Cependant les forces dominantes étouffèrent rapidement le mouvement. Néanmoins un projet d’autonomie régionale voit le jour en 1946 et l’année suivante ont lieu les élections à l’assemblée régionale sicilienne. Pour parachever leur libération du fascisme, les paysans entendaient également imposer une réforme agraire et l’esprit du mouvement fasci renait. De nombreuses mobilisations paysannes secouent l’île. (...)

En octobre 1946, quatre mille paysans occupent les terres de la Spicco Vallata Drago et créent des coopératives pour les cultiver. Ces occupations dureront de l’automne 1943, libération de la Sicile, jusqu’au printemps 1947, date du massacre de Portella que nous évoquons plus loin. Dans cette période, un gouvernement d’« union nationale » est formé entre les communistes, socialistes et les forces de droite. Son ministre de l’agriculture, communiste, est Fausto Gullo qui a laissé son nom à différents décrets dont celui du 19 octobre 1944 ouvrant le droit des coopératives paysannes à remettre en production et de gérer les terres non cultivées ou mal exploitées par leurs propriétaires. (...)

Dans le cadre de la décomposition sociale et politique que connait l’Italie depuis plusieurs décennies, et la Sicile n’y échappe pas, les coopératives sociales représentent un élément de résistance, malgré toutes leurs limites. Elles s’inscrivent dans la grande tradition des luttes paysannes et coopératives qu’a connues la Sicile au 19e et au 20e siècle. Elles constituent une forme de mobilisation extra-étatique de la lutte contre la mafia. La loi de 1996 de restitution des biens mal-acquis en faveur de coopératives à des fins socialement utiles constitue une expérience qui pourrait être appliquée dans d’autres pays ou inspirer des mobilisations citoyennes. Elle représente une forme d’appropriation sociale qui s’écarte de la nationalisation étatique.