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le Monde Diplomatique
Si Assange s’appelait Navalny
Article mis en ligne le 13 décembre 2021

Saisie par les États-Unis, la Haute Cour de justice de Londres a invalidé les raisons avancées, en janvier dernier, par le tribunal de première instance pour refuser l’extradition de Julian Assange vers une prison américaine où il risque plusieurs dizaines d’années de détention. La procédure reprend son cours et Assange reste incarcéré outre-Manche.

Depuis près de dix ans, le lanceur d’alerte australien qui, avec Wikileaks, a rendu des services inestimables à l’information des citoyens sur les turpitudes de leurs gouvernements, est pourchassé et persécuté par plusieurs États, en particulier le plus puissant de tous. La CIA a même concocté des plans pour le tuer. Pourtant, au lieu de soutenir Assange, comme elle le ferait s’il était opposant au pouvoir russe ou au pouvoir chinois, la presse occidentale ne cesse de manifester ses préventions contre lui.

En mars 2017, M. Julian Assange achève sa cinquième année de réclusion dans l’ambassade d’Équateur à Londres. Les dirigeants de la Central Intelligence Agency (CIA) sont résolus à s’emparer de lui et envisagent de le tuer : WikiLeaks, que M. Assange a cofondé, vient de révéler quels outils la CIA utilise pour espionner les appareils électroniques. La fuite est décisive. Les dirigeants de l’agence songent d’abord à l’enlèvement du coupable. Mais violer l’intégrité de l’ambassade équatorienne pour se saisir d’un citoyen australien réfugié à Londres serait diplomatiquement délicat. Puis ils se persuadent que M. Assange s’apprête à fuir en Russie, avec la complicité de l’Équateur et du Kremlin. Ils élaborent alors des plans encore plus rocambolesques (...)

M. Michael Pompeo, alors directeur de la CIA, n’avait pas caché son jeu en avril 2017 : « WikiLeaks est un service de renseignement hostile aux États-Unis, souvent encouragé par la Russie. (…) Nous ne permettrons plus aux collègues d’Assange de recourir à la liberté d’expression pour nous écraser avec des secrets volés. Nous allons devenir une agence beaucoup plus méchante. Et dépêcher nos agents les plus féroces dans les endroits les plus dangereux pour les écraser. »

L’enquête de Yahoo News allait forcément susciter des reprises médiatiques : éditoriaux indignés invoquant le-droit-d’informer, la-démocratie-en-danger, l’« illibéralisme » qui monte, le-ventre-encore-fécond, etc. D’autant que l’enquêteur principal, Michael Isikoff, était insoupçonnable d’antiaméricanisme ou de sympathie pour Moscou : en mars 2018 il avait publié un livre titré « Roulette russe : L’histoire secrète de la guerre de Poutine contre l’Amérique ».

Eh bien, en dépit de cela, deux semaines après les révélations de Yahoo News, ni le Wall Street Journal, ni le Washington Post, ni le New York Times n’y ont consacré une ligne (2). Pas davantage Le Monde, Le Figaro, Libération, Les Échos, l’Agence France-Presse. Certes, l’information a été signalée en ligne par le Guardian, Courrier international, Le Point, Mediapart, CNews, mais souvent sans insister. Autant dire que presque personne ne l’a remarquée. L’agence Bloomberg expédia la chose en vingt-huit mots.

Souvenons-nous à présent de la déflagration internationale que provoqua la tentative d’assassinat de l’avocat Alexeï Navalny (3). Un autre opposant courageux au pouvoir, un autre lanceur d’alerte que l’État menace et persécute. Mais détenu, lui, dans une geôle russe plutôt que dans une prison londonienne. Le traitement médiatique différencié des deux héros illustre assez bien la souplesse des notions de « droits humains » et de « liberté de la presse » agitées en toutes circonstances par les médias occidentaux. Car tout se passe comme si son opposition au président Vladimir Poutine avait rendu M. Navalny plus « humain » que M. Assange, dissident lui aussi, mais du « monde libre ».

Dans leur ouvrage classique La Fabrication du consentement (4), Noam Chomsky et Edward Herman ont établi en 1988 qu’« un système de propagande » présente différemment les « victimes d’exactions dans un pays ennemi » et celles « auxquelles son propre gouvernement ou celui d’un État client inflige un sort identique ». (...)

Le soutien accordé à M. Navalny est en revanche sans réserve. Aucun des cinq éditoriaux du Monde qui lui sont consacrés (sur treize qui comportent son nom) n’insiste sur sa « trajectoire ambivalente » ou sur son statut de « justiciable comme les autres ». Pourtant, son militantisme dans une organisation nationaliste, sa participation aux manifestations xénophobes des « marches russes », ses propos racistes visant des migrants caucasiens et d’Asie centrale lui ont valu de perdre le statut de « prisonnier d’opinion » attribué par Amnesty International « en raison de préoccupations concernant des déclarations discriminatoires qu’il a faites en 2007 et 2008 et qui pourraient constituer une apologie de la haine » (ce statut lui a finalement été rendu par l’organisation en mai dernier après l’utilisation cynique de ce retrait par les autorités russes).

Sitôt qu’il est question de l’« avocat-blogueur, pourfendeur de la corruption d’État, (…) en passe de devenir l’opposant numéro un à Vladimir Poutine », la sévérité réservée à M. Assange se dissout. Au point que M. Navalny rayonne en dernière page du Monde comme un maître moderne des réseaux sociaux (16 juin 2017). Et même comme un confrère (...)

Schéma identique dans la chronique « Géopolitique » de France Inter. (...)

« Le drame de Julian Assange, résumait en 2019 le journaliste Jack Dion, c’est d’être australien et non pas russe. S’il avait été poursuivi par le Kremlin, (…) les gouvernements se disputeraient l’honneur de lui offrir le droit d’asile. Son visage serait affiché sur la façade de l’hôtel de ville de Paris, et Anne Hidalgo mettrait la tour Eiffel en berne jusqu’au jour de sa libération (5). »

Les journalistes occidentaux avaient adoré le hackeur australien, désigné « personnalité de l’année » 2010 par le magazine Time, qui leur livrait de nombreux scoops dans un climat géopolitique plus apaisé. Ils le pourfendent depuis que WikiLeaks a publié en 2016 des courriers électroniques du Parti démocrate que la CIA attribue à un piratage russe. (...)