
Dépendants de la chaussure, nous devrions réapprendre à vivre pieds nus, selon l’auteur de cette tribune, qui pratique la course déchaussée et s’est ainsi débarrassé de ses blessures aux jambes
Pour bien des raisons, il apparaît passionnant et pertinent de reconsidérer notre rapport à la chaussure. Tous les jours, sans même y penser, nous glissons des semelles sous nos pieds dès lors que nous sortons arpenter le monde, mais cet acte en apparence anodin n’est pas sans conséquences. Une humanité constamment chaussée est une humanité qui renie toute une dimension sensorielle de l’être, perd le lien physique avec son environnement, ne développe plus de délicatesse dans son mouvement et perd son autonomie, car devient « dépendante » de l’outil que ses mains ont imposé à ses pieds. Pour mieux prendre conscience de cette dépendance, je vous invite d’ailleurs à crapahuter sur les chemins quelques heures sans chaussures.
Nos pieds sont des organes complexes. Ils comptent un quart des os du corps, et leur plante est dotée de milliers de terminaisons nerveuses. Celles et ceux qui, dès leur plus jeune âge, sont libres d’utiliser pleinement leurs pieds développent instinctivement une capacité à gambader sur tous les terrains et n’ont pas « besoin » de semelles protectrices, si ce n’est pour faire face à des conditions particulières, comme le grand froid en hiver ou le buisson de ronces à traverser. Leurs pieds sont larges et plastiques, font preuve de dextérité, et chaque orteil sait se mouvoir indépendamment des autres. Il n’y a ni corne ni mauvaises odeurs ! (...)
Mais, malheureusement, le pied nu est coupable de s’opposer à la grande marche civilisationnelle et d’évoquer nos origines animales et/ou tribales, supposément honteuses. Depuis l’Antiquité, nous opposons le pied à la main habile et créatrice. (...)
Darwin observait que « chez quelques sauvages, le pied n’a pas entièrement perdu son pouvoir préhensile, comme le prouve leur manière de grimper aux arbres et de s’en servir de diverses manières » [2], assimilant par ces mots l’homme tribal à un plus-singe-que-nous, un moins-évolué-que-nous, sans comprendre, hélas, que ce sont ses bottes à lui qui l’empêchaient de développer pareilles compétences. (...)
« Le pied nu nous oblige à considérer la sensation, et à réagir en fonction »
La protection du pied empêche son fonctionnement sensoriel : la moindre semelle et nous ne sentons plus ce que nous faisons, ce qui vient altérer notre technique de marche et de course. (...)
L’absence de protection nous invite à développer finesse, précision et décontraction, à limiter l’impact et la brutalité. [4] La fragilité nous oblige à la délicatesse.
En outre, un pied sous-développé et atrophié par trop de chaussure ne prend aucun plaisir à épouser les surfaces les plus variées, car elles lui sont devenues douloureuses. (...)
Nous sommes tous en mesure de retrouver un usage plus subtil du corps, moins dépendant de la chaussure. Sur les bons conseils de Ken Bob, un Californien qui n’a eu besoin de chaussures ni pour courir ses soixante-dix-neuf marathons ni pour exercer son métier d’informaticien à l’université, il m’a fallu six mois d’exercices pour corriger ma technique de course, me débarrasser de mes blessures aux jambes et courir mon premier semi-marathon pieds nus. Je n’ai pas encore les pieds du « sauvage » de Darwin, mais le plaisir est là et je parcours 40 kilomètres par semaine. En société, les collègues et moi n’avons pas tous les jours le courage de montrer nos pieds nus, souvent perçus comme une provocation, mais, sur les sentiers, les randonneurs se montrent toujours curieux de notre pratique et nous posent 1 000 questions. (...)