Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
CQFD
« Sentir avec son cœur, son nez, ses yeux, sa trouille, ses doutes... »
Article mis en ligne le 14 novembre 2020
dernière modification le 13 novembre 2020

Ce 13 novembre, l’ami Sébastien Navarro publie Péage Sud aux éditions du Chien Rouge, extension de CQFD dans le monde du livre. Un beau roman en gilet jaune. Après Panchot publié en 2019 chez Alter Ego [1], notre vieux compagnon de route livre un récit intense, basé sur son vécu des ronds-points. Petit entretien entre amis à deux pas du péage. Vroum...

(...) « Si j’ai proposé au Chien Rouge d’éditer ce texte, c’est parce que j’ai considéré qu’il s’inscrivait dans une continuité avec le travail journalistique effectué à CQFD. Je n’aurais jamais écrit Panchot ni Péage Sud sans les outils pratiques et théoriques acquis par ma participation aux publications de critique sociale que tu cites. J’y ai appris – sur le tas ! – non seulement à mener un entretien ou à constituer une bibliographie, mais aussi l’art de débarquer avec discrétion et humilité en pleine terra incognita pour un reportage. La résistance dans le piémont du Canigou en 1944 ou le rond-point d’un péage ont été des espaces où je me suis invité en ayant très peu de repères. D’un côté j’ai dû frayer, moi l’anarchiste plutôt planeur, avec une mémoire historique sous mainmise communiste, et de l’autre avec une communauté fluo en train d’exploser le cadre aseptisé des mouvements sociaux habituels. La première chose à faire dans ce genre de configuration où rien n’est familier est de fermer son clapet et d’ouvrir grand mirettes et esgourdes. Observer et écouter. Ce travail d’enquête dont tu parles commence ici : dans cet effacement personnel et cet effort d’intelligibilité auquel se confronte tout individu immergé dans une situation dont il ne maîtrise ni l’alpha ni l’oméga. (...)

« Très honnêtement, je pense qu’il me faudra des années pour faire le bilan de ce que ces mois de fièvre fluo ont chamboulé dans ma perception du champ politique. Il y a ce piège paradoxal de la pensée militante – dans lequel je suis tombé tout jeune – qui, tout en favorisant l’esprit critique, peut amener le cerveau à fonctionner en ânonnant des slogans. Dans ce genre de schéma simpliste, celui qui n’a pas tes idées est soit un ignorant à conscientiser soit un ennemi à combattre. Je me pensais immunisé contre ce type de réflexes. Or force est de constater que j’ai gobé en vrac la daube déversée à grands seaux médiatiques sur les Gilets jaunes. Beaufs, fachos, poujadistes, pendant les quinze premiers jours du mouvement, les fluos sont pour moi un vrai repoussoir. Quand je me fais violence et décide d’aller fureter du côté du rond-point, j’y vais à reculons, en curieux à la fois rétif et inquiet. Et c’est lors d’une AG tenue sous un réverbère à quelques mètres du péage que je tombe sur le cul. La foule massée cause... démocratie directe. Il y a là des femmes, des hommes, des Blancs, des Maghrébins, des jeunes, des vieux, des handicapés. Un monde de “gens ordinaires” qui exige non seulement d’avoir une vie meilleure mais aussi voix au chapitre démocratique. (...)

Refus des hiérarchies, rotations des mandats, AG décisionnaires, jusqu’aux reven dications politiques qui vont rapidement gagner en radicalité. Comment ne pas basculer ?

Moi qui croyais que c’était au prix de lectures politiques sans cesse renouvelées, en pénétrant de plus en plus profondément les plis et replis du capitalisme, que se formait une conscience révolutionnaire, je me rends compte qu’un frigo vide peut suffire à provoquer l’étincelle. Je me souviens être rentré chez moi, avoir regardé ma bibliothèque et m’être dit que pour la première fois de ma vie les bouquins m’avaient empêché. À force de tout vouloir intellectualiser, de vouloir concep tualiser le réel de manière quasiment obsessionnelle, je m’étais amputé de ces instincts essentiels pour comprendre les situations. Sentir avec son cœur, son nez, ses yeux, sa trouille, ses doutes, ses ébahissements, ses fatigues, ses accolades, sa paranoïa. Tout ce fatras organique qui fait que des humains entrent en connivence d’un simple regard. C’est ce dépouillement-là dont je fais d’abord l’expérience au rond-point. » (...)