
Samuel Hayat, chargé de recherche au CNRS, sait la révolution de 1848 sur le bout des doigts. Mais loin de se borner à l’indispensable étude scientifique des jours anciens, il s’empare volontiers du débat public : son article sur le soulèvement des gilets jaunes contre la vie chère, paru début décembre 2018, a attiré notre attention — et celle de nombreux lecteurs. « Rien n’est garanti, mais tout est ouvert », concluait-il. Deux mois ont passé. Les « actes » se succèdent, chaque samedi, et font face à la répression. La commune lorraine de Commercy a lancé un appel, suivi, à la coordination nationale du mouvement avec pour socle la démocratie directe, le partage des richesses et le rejet du sexisme, de l’homophobie et du racisme. Et si l’extrême droite affiche, de jour en jour, son amertume à l’endroit de ce qu’elle tient pour une « gauchisation »1 du mouvement, l’agression antisémite subie par Alain Finkielkraut n’en jette pas moins un froid — sitôt exploité par l’ensemble du personnel médiatique et gouvernemental, en dépit de la condamnation unanime des figures du mouvement. Revenons, donc, sur cette mobilisation que Samuel Hayat nous présente comme « révolutionnaire, mais sans révolution au sens étroitement politique ».
Macron est parvenu au pouvoir en affichant son intention de dépasser le clivage gauche-droite ; ironie du sort : un mouvement populaire, qui revendique lui aussi ce dépassement, demande depuis trois mois sa démission. Que nous dit cette séquence en matière de conflictualité ?
La mise en question du clivage gauche-droite ne peut plus être dénoncée comme le simple déguisement d’une rhétorique droitière. Avec les gilets jaunes, on voit l’affirmation sur la scène publique d’une critique radicale de ce clivage, non pas pour dissimuler un discours de droite mais comme revendication positive d’une nouvelle citoyenneté. Celle-ci se vit et se dit comme directe et donc doublement rétive au clivage gauche-droite : d’une part, elle vise au rassemblement de tous contre les logiques de division inhérente à ce clivage ; d’autre part, elle rejette la politique professionnelle dans laquelle ce clivage faisait sens. Mais, bien sûr, des clivages ne cessent de se reconstituer, et c’est une bonne chose car rien n’est plus effrayant que ce que Jacques Rancière appelle le rassemblement haineux de l’Un. On trouve donc désormais, chez les gilets jaunes ou chez d’autres acteurs, à la place du clivage gauche-droite, un clivage entre le peuple et les élites ou un clivage entre les libéraux et les démocrates… Tout le problème est que ces nouveaux clivages n’ont pas la même substance que le clivage gauche-droite.
La gauche en particulier était devenue, avec le temps, non pas un simple principe de classement pour professionnels de la politique mais un camp avec ses valeurs — en premier lieu l’égalité —, son histoire — celle du mouvement ouvrier —, sa base sociale — les travailleurs et plus généralement les dominés —, son horizon — le socialisme —, et même son principe épistémologique — la dénaturalisation de toutes les hiérarchies instituées. Tout le problème est que ces éléments ne sont aujourd’hui plus opposables aux partis politiques, qui ont monopolisé le droit de parler au nom de la gauche et qui se moquent bien de cette histoire, de ces valeurs et de cet horizon.
La difficulté est donc qu’il faut en même temps défendre la gauche en tant que substance et l’arracher à ceux qui en usurpent le nom, en premier lieu les socialistes. Le mouvement des gilets jaunes met donc bien en difficulté la gauche radicale, mais c’est une bonne chose, car c’est un combat qu’il faut mener depuis longtemps et qui est toujours repoussé à la prochaine fois, sous prétexte de front républicain ou de politique du moindre mal. Ils ne nous laissent plus le choix : pour redonner sens au clivage gauche-droite, il faut rompre avec la gauche institutionnelle, sans quoi ce qui faisait la substance de la gauche est menacé de disparition définitive. (...)
Sur le plateau de l’émission du Média à laquelle vous étiez invité, Maxime Nicolle, une des figures du mouvement, vante la « gestion » au détriment de la « politique »2. Vous avez réagi pour rappeler le glissement néolibéral de ce type de discours. Les gilets jaunes se disent généralement « citoyens » ou « apolitiques » : est-ce un héritage, conscient ou non, de « l’idéologie de la fin des idéologies »3 ?
Il y a bien sûr un danger immédiatement perceptible à ce discours défendant la bonne gestion contre la mauvaise politique. On y entend aussitôt le règne de l’expertise, supposément consensuel, comme remède aux errements de la politique démocratique. C’est à mon sens un des risques du citoyennisme, comme valorisation du point de vue « neutre » des citoyens — dont les pouvoirs technocratiques s’accommodent bien, comme le montre leur inclinaison pour les dispositifs de participation citoyenne. Mais il ne faudrait pas imaginer que cette valorisation de la gestion soit entièrement néolibérale. Ce serait sous-estimer l’importance de l’ancrage de ce discours dans l’histoire du socialisme.(...)
Une des leçons du socialisme réel4 est que l’idée du remplacement de la politique par l’administration des choses porte en soi le risque de la constitution d’une bureaucratie de sachants, à l’autorité d’autant plus difficile à contester qu’elle se réclame de la science. Mais identifier ce risque ne doit pas conduire au refus pur et simple de ce projet, sans quoi c’est le socialisme entier qui disparaît.(...)
une démocratie sans socialisme, c’est-à-dire sans l’idée d’une émancipation par l’analyse des rapports de domination réellement existants, risque de devenir aussi impuissante, voire dangereuse, qu’un socialisme sans démocratie. La voie est donc étroite puisqu’il s’agit à la fois de maintenir l’horizon utopique d’une politique débarrassée du gouvernement des hommes et s’appuyant sur des savoirs positifs et, en même temps, de contrer les devenirs autoritaires de l’administration des choses qui remplacera cette politique. La solution, à mon sens, c’est de penser la politisation conflictuelle de l’administration des choses — ce qui requerrait une reconfiguration des rapports entre politique, sciences sociales et citoyenneté. Peut-être que les gilets jaunes, en empruntant le langage gestionnaire et en le retournant contre les revendications d’expertise parallèles des professionnels de la politique et des technocrates néolibéraux, œuvrent en ce sens.(...)
le mouvement a pris cette ampleur parce qu’il faisait écho à des principes normatifs largement répandus dans la société et ouvertement attaqués voire moqués par le président de la République. Évidemment, cela pose problème à la gauche car ces principes normatifs n’ont pas de réel caractère de classe et dissimulent, voire reconduisent, des formes d’exclusion et d’oppression — notamment de genre et de race. Il s’agit de principes majoritaires, et donc de principes du majoritaire, c’est de là que vient leur force. Le « bon sens » populaire des gilets jaunes ne doit être ni glorifié ni voué aux gémonies : il révèle quelque chose de profond dans ce pays, une série de principes normatifs qui ont engendré de fortes mobilisations, et ces mobilisations à coup sûr en modifient les caractéristiques, dans un sens qui me semble adéquat aux principes plus structurés, plus précis, plus émancipateurs de la gauche. (...)
Le confusionnisme, permis par des décennies de déconsidération de la critique sociale par les politiques et les médias, y compris de gauche, mais aussi par nos défaites propres, s’est installé et forme la culture commune de nombreuses personnes. Le pire, paradoxalement, c’est que ce confusionnisme n’est pas dogmatique : il n’y a pas derrière de véritable gourou qu’on pourrait dénoncer, d’idéologie constituée qu’on pourrait analyser — c’est plutôt une attitude hypercritique qui empêche qui que ce soit, de droite comme de gauche, de faire véritablement prise. (...)
Mais à l’heure du confusionnisme, tout le monde dévoile tout, de manière apparemment bien plus radicale que la critique sociale, et sans théorie, donc sans stratégie, ce qui d’ailleurs condamne les confusionnistes à l’impuissance par cela même qui leur donne leur audience ! Et une fois qu’on a reconnu que l’on est démunis, que nos discours critiques habituels ne font plus prise, il faut réfléchir aux moyens de se réarmer, et de désarmer les fascistes, qui eux aussi essaient de reprendre la main. C’est un travail politique qui doit être accompli collectivement par les organisations et les groupes de gauche, mais aussi par toutes et tous ceux qui souhaitent qui s’inscrire dans une tradition de critique sociale : on n’y coupera pas. Et puisque personne n’a la clé, il faut laisser place aux expérimentations, à l’invention de nouvelles recettes, sans (trop) plaquer nos préjugés… (...)
Rappelons que pour Manin, la démocratie du public se caractérise par un vote pour des personnalités sans réel programme plutôt que pour des partis, les électeurs se comportant comme un public de spectateurs qui choisissent à chaque élection parmi une offre politique fortement personnalisée. C’est une métamorphose qui n’a rien de spécifique à la France, mais l’élection du président au suffrage direct, sans nécessité d’en passer par des primaires, permet aux logiques de la démocratie du public de jouer à plein. Macron a pu construire un mouvement à sa main et à son image, portant même ses propres initiales, et aller à la rencontre du peuple sans en passer par les appareils de partis, en refusant de s’inscrire dans le clivage gauche-droite, sans idéologie marquée si ce n’est une vague référence au progrès, en faisant une campagne électorale ayant tout de la campagne de com’.
L’échec relatif des manifestations syndicales de 2017 contre la réforme du code du travail illustre bien la difficulté de mobiliser selon les formes traditionnelles contre un pouvoir à ce point sans substance, qui présente sa politique comme une suite de mesures simplement techniques. Au contraire, le mouvement des gilets jaunes a fait carton plein car, par beaucoup d’aspects, il ressemble, dans son appréhension de la politique, au macronisme : pas d’idéologie affirmée, une série de revendications reposant plutôt sur la morale et le bon sens que sur un projet de société, des coups de com’ — à commencer par l’usage du gilet jaune —, un marketing viral sur les réseaux sociaux plutôt que la construction d’organisations, quelques personnalités parlant directement au mouvement par des vidéos YouTube mais tenues par aucun mandat, la réduction de la politique à une série de mesures sur lesquelles il s’agit de voter par référendum… C’est la force du mouvement des gilets jaunes que d’avoir à ce point réussi à se fondre dans les coordonnées politiques nouvelles de la démocratie du public, et d’avoir ainsi montré que cette forme de gouvernement représentatif n’était pas plus que les autres imperméable à la contestation. En cela, les gilets jaunes ouvrent une voie, dans laquelle tous les mouvements sociaux peuvent s’engouffrer, et doivent le faire sans trop de regrets. (...)
Il n’y a pas de nostalgie à avoir du monde ancien, avec ses partis, ses idéologies et ses modes d’action : les mouvements d’émancipation doivent sans cesse se remettre en question, s’adapter aux circonstances, inventer de nouvelles armes. Les gilets jaunes nous montrent le point faible du pouvoir, c’est là qu’il faut appuyer si l’on veut à nouveau faire prise sur lui — mais chaque mouvement avec ses propres objectifs, qui puissent aller au-delà de l’univers idéologique commun au macronisme et aux gilets jaunes. (...)
ce qui est intéressant est que les gens qui ont pris la parole ne relèvent pas du monde habituel de l’expertise politique à destination des médias ou du grand public. Combien de fois avait-on vu et entendu quelqu’un comme Gérard Noiriel auparavant ? On a accordé une attention significative à des universitaires travaillant sur les classes populaires, les mouvements sociaux, les formes de contestation, les violences policières — autant de sujets qui sont généralement boudés par les médias. Plus intéressant encore, il semble que cela ne se soit pas fait au détriment de la parole des gilets jaunes eux-mêmes, qui ont aussi reçu une attention plus grande que l’on en accorde d’habitude aux manifestants dans la couverture d’un mouvement social. Tout l’enjeu est maintenant de durer, de continuer à proposer des analyses. Mais ne nous faisons pas d’illusions : le champ médiatique est déjà en train de se refermer et nous allons continuer les discussions principalement dans des médias de critique sociale comme le vôtre. (...)
Ce qui est étrange et passionnant, dans le mouvement des gilets jaunes, c’est que des gens investissent l’espace public et déploient une inventivité politique qui généralement est plutôt typique d’une situation révolutionnaire ou post-révolutionnaire — alors justement qu’il n’y a pas eu de révolution au sens classique. En historien de la révolution de 1848, je vois chez les gilets jaunes un écho frappant avec le mouvement des clubs qui émerge alors, dans ses meilleurs aspects comme dans ce qui me semble être ses errements. Mais la grande différence est qu’en 1848 une insurrection avait effectivement mis à bas le pouvoir, comme en 1789, en 1830, en 1871. Aujourd’hui, le pouvoir semble plus intouchable que jamais, du fait du développement de l’appareil d’État (et en particulier de son bras armé), de décennies de pacification de la société (et en particulier des formes de contestation) et du plus grand attachement que nous avons tous et toutes développé pour les principes démocratiques — et souvent pour les procédures électorales. On a donc affaire à un mouvement révolutionnaire, mais sans révolution au sens étroitement politique : il s’agit plutôt d’une révolution sociale, au moins en devenir.
Ce n’est pas la seule révolution sociale sans révolution politique de ces dernières décennies : pensons au mouvement féministe, qui a révolutionné la société et la révolutionne encore, avec certes des manifestations, des protestations, de la solidarité face à la répression, des changements institutionnels imposés par la rue, mais sans avoir eu à prendre un hypothétique palais d’Hiver du patriarcat. Donc toute la question n’est pas de savoir comment les gilets jaunes pourraient renverser le pouvoir, c’est plutôt de penser la manière dont ils changent déjà et peuvent changer encore plus profondément la société elle-même, les rapports de domination qui s’y nouent, les règles organisant la distribution des richesses et du pouvoir. Et de ce point de vue, il semble y avoir quelque chose de profondément révolutionnaire dans les manières mêmes dont ils s’organisent, se rencontrent, discutent — ce qui explique la violence et le systématisme de la répression, non seulement face aux manifestations hebdomadaires, mais aussi, de manière moins visible, face à la moindre occupation de rond-point. Obtenir la démission de Macron semble peu probable, c’est vrai. Mais les gilets jaunes sont peut-être en train de réussir quelque chose d’infiniment plus important : changer en profondeur la société et libérer des dynamiques d’émancipation qui pourront se déployer et transformer l’horizon des possibles.